L’histoire mouvementée de la bibliothèque ukrainienne Symon Petlura à Paris

Depuis la Révolution, la France était pour tous les peuples et notamment ceux d’Europe orientale, le symbole de la liberté et de la démocratie. Aussi, après l’intégration de l’Ukraine à l’Union soviétique, les Ukrainiens réfugiés en Pologne, répondent aux offres de venir en France travailler à la reconstruction du pays, après l’hécatombe de la Première Guerre mondiale. Une partie de l’intelligentsia et du Gouvernement ukrainien en exil ainsi que le Président de la République ukrainienne, Symon PETLURA, s’installent à Paris.

L’ambition de Symon PETLURA était de créer à Paris «un centre culturel ukrainien». Dans un de ses articles, il écrivait : « Notre place est en Europe… Oui, nous sommes européens territorialement, physiquement, psychologiquement. Nous sommes européens par notre conception du monde et par nos traditions héritées de nos ancêtres. Partout en Europe il y a les traces de nos liens étroits avec l’Occident… Aujourd’hui la Grande Ukraine est de nouveau coupée du monde culturel par une muraille de Chine… Il est clair que l’émigration ukrainienne a un rôle culturel important à jouer. Elle doit assimiler les langues et s’imprégner de la culture de l’Europe occidentale… Mais s’abreuver d’eau vive au puits de la culture européenne n’est pas suffisant, elle a un autre devoir qui n’est pas facile à réaliser, celui de faire connaître à l’Occident notre contribution au patrimoine mondial par nos acquis dans les domaines des sciences, de la littérature et des arts. Nous devons retrouver notre place en Europe.… Nous devons réfléchir sérieusement aux moyens d’y parvenir » (Journal Tryzub, n° 14, 17 janvier 1926, pp.1-2).

Chaque Ukrainien n’oubliait pas qu’une princesse ukrainienne était devenue reine de France : Anne de Kyïv, fille du Grand-Prince de la Rous’, Jaroslav, avait épousé en 1051 à Reims le roi de France Henri I-er. Que le fils de l’Hetman Pypyp ORLYK avait été officier dans l’armée française : Grégoire Orlyk (1672-1742) fut diplomate et maréchal de France, il était entré au service de Louis XV. Et, Paris n’avait-il pas la réputation d’être le carrefour de la politique internationale et la capitale culturelle mondiale ?

Poursuivant son idée, quelques semaines avant de tomber sous les balles d’un agent de Moscou, Symon PETLURA rédigeait un projet Pour une bibliothèque ukrainienne à Paris, il écrivait «… Il est évident que la création d’une bibliothèque ne pourra se faire que sur la base de dons de livres, de périodiques et de journaux de la part des institutions ukrainiennes mais aussi des maisons d’édition, des organismes et des personnes privées qui comprennent l’importance de l’existence d’une telle institution culturelle … La bibliothèque ukrainienne doit voir le jour…».(Journal Tryzub n° 178, 25 mai 1929, pp. 18-22)

Le tragique événement ne permettra pas à  Symon PETLURA de voir l’aboutissement de son projet mais ses successeurs vont le réaliser. Dès l’été 1926 on pouvait lire dans la revue France-Orient  un entrefilet intitulé «Musée-Bibliothèque Symon PETLURA». (France-Orient, n° 5-60- supplément France-Ukraine ; août-septembre 1926, p. 6)

LA BIBLIOTHÈQUE UKRAINIENNE AVANT LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

Dès le printemps 1927 la Bibliothèque ukrainienne commence à fonctionner. Tout d’abord dans les locaux du journal Tryzub, 19 rue des Gobelins dans le 13-ème arrondissement, mais devant l’afflux d’ouvrages et de documents en tous genres, elle devra déménager pour des locaux de plus en plus grands, au 42 rue Denfert-Rochereau dans le 14-ème puis au 11 square de port Royal dans le 13-ème et enfin elle s’installera dans un grand cinq pièces au 41 rue de la Tour d’Auvergne dans le 9-ème.

La salle de lecture de la bibliothèque à l’époque de la rue de la Tour d’Auvergne © Bibliothèque S. PETLURA Paris

L’organisation se révélant viable, les dirigeants déclarent la Bibliothèque ukrainienne Symon PETLOURA à la Préfecture de Police de Paris, le 24 mai 1929, comme association loi 1901 (Journal Officiel du 19 juin 1929, p. 6799)

L’activité bibliothèque

Comme toute bibliothèque, sa vocation première était de collectionner les livres, les périodiques et les journaux pour les mettre à la disposition des lecteurs et des chercheurs.

Le premier bibliothécaire, Ivan RUDYTCHIV (RUDICEV), note qu’en 1931 la bibliothèque possédait 7 052 ouvrages et 50 titres de périodiques (compte-rendu d’activité de 1931). En 1936, elle en avait déjà 12 492 dont 6 612 en ukrainien, plus 482 titres de périodiques en langue ukrainienne et 240 en d’autres langues ainsi que 200 titres de journaux dont 90 en service régulier (Journal Tryzub, n° 519-20, 12 avril 1936, pp. 27-29). En 1939, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale elle comptait plus de 18 000 ouvrages et plus de 500 titres de périodiques (Bulletin d’information de la BUSP, n° 18, mai 1967 et n° 38, mai 1977).

Au fil du temps, la Bibliothèque s’était également enrichie de collections de photos, de cartes postales et de diapositives, de cartes de géographie anciennes et modernes, d’albums (blasons ukrainiens, ex-libris). Elle possédait aussi une collection complète de timbres-poste et de billets de banque de l’époque de l’indépendance -1917-1920. Dans le musée attenant, outre les objets personnels ayant appartenu à Symon PETLURA et le mobilier de son bureau, on pouvait voir les drapeaux des unités de l’armée ukrainienne, des œuvres d’art, des portraits, des tableaux, des dessins, des peintures et des sculptures d’artistes ukrainiens ainsi que des collections d’art populaire comme des broderies, des poteries ou des objets incrustés (Compte-rendu d’activité de 1938).

Le musée avant la seconde guerre mondiale © Bibliothèque S. PETLURA Paris
Le musée PETLURA au sein de la bibliothèque aujourd’hui. © Bibliothèque S. PETLURA Paris

La Bibliothèque avait aussi un important fond d’archives constitué par les dossiers du Gouvernement en exil, les dossiers de la rédaction du journal Tryzub, les archives des diplomates ukrainiens installés en France et de certaines personnalités dont Boris et Hlyb LAZAREVSKY, les archives de plusieurs organisations d’émigrés en France, des partis politiques, de l’association des anciens combattants ukrainiens… (Patricia KENNEDY-GRIMSTED, The Postwar Fate of the Petlurian Library and the Records of the Ukrainian National Republic, Harvard Ukrainian Studies XXI (3/4) 1997, pp. 393-461)

Pour faire connaître l’Ukraine en province et aider au développement culturel des communautés ukrainiennes, la Bibliothèque avait ouvert des filiales à Vesines-Chalette-sur-Loing dans le Loiret, à Audun-le-Tiche en Moselle, à Lyon, à Grenoble, à Esch sur Alzette au Luxembourg.

Les relations avec le public

La majorité des personnes qui fréquentaient la Bibliothèque y venaient pour étudier et consulter des ouvrages. Mais des personnalités du monde scientifique et littéraire, des diplomates fréquentaient aussi la Bibliothèque. Parmi les nombreux visiteurs, deux sont restés dans les annales car ils ont grandement contribué à l’enrichir, il s’agit de l’éditeur QUILLET qui avait offert la collection de son Atlas géographique et Charles BONIN, ancien ambassadeur en Iran qui avait fait don d’une partie de sa bibliothèque soit près de 2 000 livres dont certains d’une grande valeur et près de 1 500 journaux et revues (Compte-rendu d’activité de 1931).

La Bibliothèque figurait dans les répertoires spécialisés, et les différents catalogues des bibliothèques (Journal Tryzub, n° 543, 15 novembre 1936, p. 11). Elle avait développé un service de prêt et d’échanges avec d’autres organismes comme la Bibliothèque Nationale de France, la Bibliothèque des armées de Vincennes (Journal Tryzub, n° 622, 29 mai 1938, p. 27), la Bibliothèque Hoover aux Etats-Unis, la Bibliothèque du British Museum, ainsi que l’Institut Chevtchenko de Lviv et les instituts ukrainiens qui s’étaient créés à Varsovie, Prague et Berlin.

Les conférences

En collaboration avec le Cercle d’Etudes ukrainiennes et le Cercle de Prométhée, la Bibliothèque organisait, dans sa salle de lecture, des conférences données par des spécialistes résidant en France ou de passage à Paris. Les thèmes traités étaient des plus divers : art, industrie, agriculture, musique, cinéma, scoutisme, langue, préhistoire, littérature, peinture… (On peut retrouver les dates de ces conférences et leurs titres en feuilletant le journal Tryzub). Ces conférences visaient soit un public ukrainophone, soit un public francophone.

Les expositions

La Bibliothèque organisait elle-même des expositions dans ses locaux ou bien participait à des expositions à l’extérieur.

La réalisation la plus marquante a été en 1937 l’exposition sur Ivan Mazeppa, le héros malheureux de la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine aux côtés des Suédois, au début du XVIII-ème siècle, (Journal Tryzub n° 580-81, 8 août 1937, pp. 7-11 et n° 622, 29 mai 1938, p.26). L’exposition était axée sur les relations ukraino-suédoises. Outre les documents que possédait la Bibliothèque, des originaux avaient été prêtés par le musée de Lviv. A cette occasion, deux conférences avaient attiré un large public : l’Evangile en langue arabe (ouvrage édité à Alep en 1708 grâce au financement d’Ivan Mazeppa), thème insolite exposé par Vjatcheslav PROKOPOVYTCH et la légende de Mazeppa dans la musique par le compositeur Jurij PONOMARENKO.

Pour l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1935, la Bibliothèque ukrainienne avait prêté des documents et un certain nombre d’objets, exposés au Palais Mondial et au Musée royal de l’Armée. De même, à l’Exposition Universelle de Paris en 1937, grâce à l’aide de la Ligue des Nations, elle avait obtenu un stand de presse et de publications.

Malheureusement ce phare de la culture ukrainienne en Occident s’éteindra brutalement avec l’occupation allemande. Le 22 octobre 1940, la Bibliothèque ukrainienne S. PETLURA est saisie par la Gestapo allemande sous les ordres de Georg LEIBBRANDT (Geheime Felpolizeigruppe 540). Le tout (livres, périodiques, archives, objets du musée) est entassé dans une centaine de caisses et déménagé les 21/22 janvier 1941 en direction de Berlin.

Après expertise par les forces de sécurité du Ministère des Affaires étrangères du Reich, la Bibliothèque ukrainienne est intégrée comme les bibliothèques russe et polonaise de Paris, à la Grande Bibliothèque orientale (ostbücherei) supervisée par Alfred Rosenberg. Mais à cause des bombardements Alliés sur Berlin (été 1943), le centre de recherche sur les pays de l’Est européen d’Alfred Rosenberg (ERR – Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg) et la Bibliothèque orientale sont évacués sur Ratibor (Raciborz, actuellement en Pologne). En 1945 à l’approche de l’armée rouge, ne pouvant être évacués, l’ensemble des livres, documents et archives sont abandonnés. C’est ainsi que la Bibliothèque ukrainienne Symon PETLURA de Paris tombe entre les mains des soviétiques (mais cela on ne l’apprendra que bien plus tard).

LA BIBLIOTHÈQUE UKRAINIENNE APRÈS LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

La Bibliothèque PETLURA avait donc été entièrement pillée par les Allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale, aussi, c’est avec presque rien qu’elle recommence à fonctionner le 24 avril 1946 non plus rue de la Tour d’Auvergne mais dans le petit local de l’ancienne Mission ukrainienne (à la Conférence de la Paix) au 24 rue de la Glacière dans le 13-ème. Ivan RUDYTCHIV y reprend sa place de bibliothécaire avec tristesse et amertume car il n’avait réussi à sauver que 57 livres et quelques journaux.

Petit à petit la Bibliothèque s’est reconstituée. Actuellement logée 6 rue de Palestine dans le 19-ème, elle compte près de 36 000 livres et plus de trois cents titres de périodiques.

Depuis 1959, elle édite un Bulletin d’information annuel, dans lequel le lecteur peut prendre connaissance de ses activités et de ses acquisitions.

A mon arrivée à la direction de la Bibliothèque en 1998, mon intention était de la moderniser en l’informatisant et en adoptant la classification internationale. Malheureusement nous ne sommes que deux personnes à œuvrer dans cette institution, aussi avons-nous abandonné le rêve d’informatisation mais nous réorganisations la classification selon les critères internationaux… sur fiches. Chaque année depuis dix ans, grâce à l’aide du Symon Petlura Memorial Fund de Chicago nous pouvons faire venir des archivistes d’Ukraine pour classer nos archives et nos périodiques.

Si le nombre de chercheurs qui viennent à la bibliothèque est relativement petit, nous sommes beaucoup sollicités par lettres ou mails. En fait, nous faisons le travail de recherche pour ceux qui ne peuvent se déplacer car habitant la province ou l’étranger.

EN CONCLUSION

La Bibliothèque ukrainienne de Paris, qui, faut-il le rappeler, est une association française et se considère comme telle, elle joue pleinement, depuis plus de quatre-vingt-dix ans, son rôle de centre de recherche sur l’Ukraine. Et depuis 1991, elle est fréquentée par des chercheurs venus du monde entier y compris d’Ukraine.

Au fil des années, la Bibliothèque ukrainienne Symon PETLURA est redevenue ce centre culturel qu’elle avait été autrefois en organisant des colloques et conférences, en prêtant objets et documents pour des expositions.

A la fin des années 1990, c’est un chercheur de l’Université de Harvard, le Dr Patricia KENNEDY GRIMSTED, qui a retrouvé, à Moscou, une partie des archives de la Bibliothèque PETLURA de Paris spoliée par les Allemands. Malheureusement les relations russo-ukrainiennes étant celles que l’on sait aujourd’hui, nous devrons attendre encore longtemps l’heure de la restitution de ce patrimoine franco-ukrainien.

Jaroslava JOSYPYSZYN
Directrice de la Bibliothèque ukrainienne  Symon PETLURA
6 rue de Palestine. 75019 Paris
bibliotheque.ukrainienne.busp@gmail.com

 

 

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