Les Ukrainiens dans le Pas-de-Calais pendant la Seconde Guerre Mondiale

Deux photographies pour commencer… 
La première est prise un peu avant 1938. Ces personnages sont de citoyenneté polonaise alors, mais d’identité ukrainienne. Le petit arbore fièrement le drapeau ukrainien. Nous sommes ici à Kolbajowice, un petit village de la voïvodie de Lwow (Lviv, Lemberg). La sensibilité nationale ukrainienne est alors très forte, portée par l’OUN, mouvement nationaliste qui lutte pour la réunification et l’indépendance, et s’exprime principalement contre l’état polonais. Une de ces jeunes filles, Magda HNYDA s’en vient migrer dans le canton de Fruges en 1938 : elle y sera toujours considérée comme polonaise .

©Photo, collection personnelle René LESAGE

Cet article de presse date de 1968. Dans le cimetière d’Hénin-Liétard, on inaugure un monument à la mémoire de Vassil PORIK, résistant ukrainien fusillé à Arras en juillet 1944.

Pour le journaliste de Liberté, quotidien d’obédience communiste, Borik est considéré comme un Russe, le Russe de Drocourt .

Archives Pas-de-Calais, 51 J 1. Liberté, 11 février 1968

Ces deux exemples montrent que l’Ukraine est une réalité politique mal identifiée, avant la guerre certes, mais aussi longtemps après 1945. Elle l’est pour les Français, qui n’y voit généralement que le grenier à blé de la Russie, souvenirs scolaires obligent. Elle l’est parfois aussi par les Ukrainiens qui longtemps ont peiné à définir leur identité. En effet, l’Ukraine n’a jamais constitué une état digne de ce nom. Le nom n’apparaît qu’au XIIIe siècle, quand la Rous’ médiévale s’effondre devant l’invasion mongole et que commence pour les territoires ukrainiens une période de longue domination étrangère, polonaise, lithuanienne, austro-hongroise et finalement russe. L’identité nationalitaire ukrainienne fut longue à se constituer : elle est fondée essentiellement par la langue, et éventuellement par le souvenir de ses révoltes contre les Polonais (la plus importante eut lieu au milieu du XVIIe siècle). Vers la fin du XIXe siècle montent en puissance des revendications nationales propres qui s’expriment contre la Pologne, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Il faut attendre les bouleversements politiques des années 1917-1920 et l’effondrement des empires centraux pour que l’Ukraine tente de se constituer en état, entreprise éphémère et confuse qui avorte devant les ambitions concurrentes de la Pologne, de la Russie soviétique et dans une moindre mesure de la jeune Tchécoslovaquie et de la Roumanie.

Il n’en reste pas moins que des Ukrainiens sont bien présents dans le département du Pas-de-Calais avant et pendant la seconde guerre mondiale. En 1939, les Ukrainiens de la veille sont les réfugiés « russes » qui ont fui le bolchévisme et les plus nombreux sont arrivés dans les flux de l’immigration polonaise. Les raisons de la guerre économique en ont amené d’autres à partir de 1942, qui travaillèrent, souffrirent, combattirent sur notre sol, avant leur rapatriement en 1945 et 1946.

« Traquer l’Ukrainien » n’est pas facile : les sources administratives ne permettent guère de le repérer facilement, car il est confondu presque toujours avec le Polonais ou avec le Russe. La question n’est cependant pas sans intérêt. Quand on considère les turbulences qui ont agité le peuple ukrainien pendant les années de l’entre-deux-guerres et pendant la seconde guerre mondiale tant en Union soviétique qu’en Pologne, on peut se demander si celles-ci furent ressenties parmi les migrants volontaires ou forcés qui vécurent chez nous. En clair, y avait-t-il une manière en France en général et dans le Pas-de-Calais en particulier d’être Ukrainien , différentes des autres composantes de l’immigration slave.? Autre aspect, comment l’opinion française considérait-elle ces migrants particuliers et la guerre contribua-t-elle à la modifier ?

Mon propos de ce jour tentera de faire modestement le point sur cette question. Le sujet n’est d’ailleurs pas vraiment neuf et nous sommes redevable et tributaire des travaux et recherches de Janine PONTY, Etienne DEJONGHE, le colonel Fernand LHERMITTE, et des historiens issus de l’immigration ukrainienne que sont Volodymir KOZIK et Jean-Bernard DUPONT-MELNYCZENKO (références en fin d’article).

Des Ukrainiens dans le Pas-de-Calais en 1939

Les Ukrainiens n’entrent pas dans les catégories statistiques de l’époque, mais ils existent néanmoins. Ils sont confondus soit parmi les Russes, réfugiés ou autres, soit parmi les Polonais. Les premiers d’entre eux sont peut-être arrivés avant la Première Guerre Mondiale, mais au début des années vingt arrivent ceux que l’on retrouve parmi les quelques réfugiés « russes » qui ont fui le bolchévisme. Les plus nombreux sont venus de Galicie orientale, mais la Volhynie, la Ruthénie transcarparthique (Tchécoslovaquie), la Bukovine fournirent aussi leur part. Ces régions étaient très mêlées au plan ethnique. Les recensements y comptabilisent des Polonais, des Ukrainiens, des Juifs, surtout installés dans les villes et les bourgs. Ce sont des régions essentiellement agricoles, où les paysans vivent le plus souvent dans la misère, à cause de l’arriération des techniques, d’une démographie galopante, du manque de terres et des fortes inégalités sociales. Elle est depuis le début du XXe siècle, à l’époque oùla région était sous obédience austro-hongroise, une terre d’émigration, d’abord vers l’Amérique anglo-saxonne, puis entre les deux guerres, en vertu des accords entre la France et la Pologne vers la France. Elle fournit le gros des migrants « polonais » dans les années trente, surtout après le tournant des années 1928-1929, parmi lesquels un grand nombre d’Ukrainiens, de langue ukrainienne, et de religion gréco-catholique (uniates)

Rappelons qu’en 1939, le Pas-de-Calais possède la communauté polonaise la plus importante de France : 105 773 citoyens polonais, 229 Russes réfugiés, 6 ressortissants de l’URSS. Il est difficile d’évaluer, parmi ceux-ci, le nombre d’Ukrainiens proprement dits. Jean-Bernard DUPONT-MELNYCZENKO estime à 45 000 leur nombre pour la France. Par extrapolation, on pourrait estimer qu’il y avait environ 10 000 Ukrainiens dans le département du Pas-de-Calais.

Ces immigrés ne voulaient pas forcément se confondre avec les Polonais, même s’ils devaient accepter parfois la polonisation, comme l’indique l’exemple religieux. La spécificité gréco-catholique n‘était guère prise en compte, devant les réticences de l’état et du clergé polonais. Les fidèles qui voulaient satisfaire leurs besoins spirituels devaient en passer par les missions catholiques polonaises. Mais ils répugnent parfois à rejoindre les structures d’encadrement mises en place ou pour ou par les Polonais.. Les élites ukrainiennes, qu’elles soient issues des réfugiés ou du monde syndical tentent de les impliquer dans les diverses organisations politico-culturelles que l’on voit poindre dans les mêmes années et qui s’opposent bien souvent sur le plan politique. Les unes désirent une Ukraine soviétique et expriment parfois nettement leurs sentiments anti-polonais. A Bruay-en-Artois, des mineurs venus de la Galicie, fondent vers 1924 une société ukrainienne, où on s’exprime en ukrainien et où on célèbre les mérites de L’URSS. La syndicalisation accrue qui accompagne le victoire du Front Populaire pousse Polonais et Ukrainiens de Pologne vers la CGT, mais ces derniers optent en son sein plutôt pour le bureau russe, autant pour des commodités linguistiques ou d’écriture que par sentiment anti-polonais. Quant aux organisations ukrainiennes, issus du mouvement national, voire nationaliste, nous n’avons pu mesurer leur impact. Il est cependant probable.

En France, pratiquement personne ne comprenait la question ukrainienne à la veille de la guerre, à cause des sentiments de l’opinion en faveur de la Pologne. Par ailleurs, un certain affichage des nationalistes ukrainiens avec les puissances fascistes n’étaient pas pour favoriser leur cause, comme le révèle la courte existence de l’Ukraine Carpatique, né du démembrement de la Tchécoslovaquie. On y voyait la préfiguration d’une Ukraine indépendante voulue par HITLER contre les intérêts de la Pologne et de l’Union Soviétique. Aux yeux des Français, ils apparaissent jusqu’en juin 1941, comme des alliés objectifs des Allemands, puisque leur pays d’origine est occupé par les Soviétiques, en vertu du pacte germano-soviétique.

En 1939, les Ukrainiens de Pologne qui ont l’âge requis se trouvent concernés par la mobilisation. Comme citoyens polonais, ils doivent rejoindre l’armée polonaise qui se reconstitue en France, après la défaite de leur pays. Un bon nombre d’entre eux, peut-être la majorité (comment compter ?) le font et suivent le destin des forces polonaises sur les divers champs de bataille de l’Europe. Cependant l’Union populaire ukrainienne, contrôlée par l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens) poussent les Ukrainiens à s’enrôler dans la Légion étrangère française. Près de 6 000 Ukrainiens auraient suivi cette consigne. En ce qui concerne le Pas-de-Calais, on cite le cas de quatre d’entre eux de Libercourt qui préfèrent la Légion à l’armée tchécoslovaque.

L’Occupant accorde le droit aux Ukrainiens de ne plus être appelés « polonais », politique classique de la division des minorités en plusieurs catégories, écrit Janine PONTY… Après l’invasion de l’Union soviétique, les Ukrainiens entrent dans les catégories statistiques de l’administration préfectorale. Ce fait est à mettre en relation avec la politique ambivalente des nazis dans les territoires occupés, qui avantage théoriquement l’Ukraine par rapport aux Russes, en tentant de faire vibrer les cordes du nationalisme et de l’anti-bolchévisme, rejoignant ainsi les efforts de l’Union Populaire Ukrainienne (UNS), et une de ses émanations, l’Office des Émigres Ukrainiens en France. L’Office obtint le droit d’établir des « certificats de nationalité et autres documents nécessaires aux émigrés ». Les autorités françaises consentent dès lors à marquer l’origine ukrainienne pour les Ukrainiens ayant des passeports polonais.

En 1942, le recensement des étrangers comptabilise 58 Ukrainiens (33 sans profession, 16 travailleurs manuels, 9 travailleurs agricoles), ce qui est vraiment très peu. Ils sont à peine 100 en 1943 et leur chiffre redescend en 1944. Ces Ukrainiens, déclarés comme tels, sont issus de l’immigration polonaise. On les trouve essentiellement dans quelques communes du Bassin Minier (secteur de Sailly-Labourse), beaucoup plus rarement ailleurs. On ne connaît pas les motivations profondes qui les ont amenés à se séparer des Polonais. Elles peuvent être pour certains d’eux d’ordre politique et national, à la faveur du contexte nouveau de l’époque. Certains documents de propagande diffusés par les mouvements collaborateurs évoquent d’ailleurs une Ukraine sous occupation allemande, heureuse car délivrée du bolchévisme, reconnaissante de pouvoir vivre de nouveau suivant ses us et coutumes. Il est difficile d’apprécier si ces discours ont été diffusés auprès des ressortissants ukrainiens et quel impact il y a rencontré. C’est cependant probable pour une partie d’entre eux.

Les travailleurs civils ukrainiens dans les mines et les Ukrainiens prisonniers de guerre

La baisse inexorable du rendement dans les mines du Nord amène l’autorité occupante à durcir les méthodes de productions habituelles. Elle en appelle aussi à dix mille « travailleurs de l’est », requis civils ou prisonniers de guerre. Les requis arrivent au nombre de 2 000 du 2 juillet au 30 novembre 1942. Ce sont des Ukrainiens, âgés entre 14 et 20 ans, venus de la région de Kiev et de la Ruthénie. Ils sont reçus dans les camps de Lens et Drocourt et placés sous la garde de 350 gardes wallons ramenés de Belgique, ce qui n’est pas sans indisposer la population. Ces camps, à la charge des compagnies minières, auraient dû être aménagés selon les normes édictées par le groupe Bergbau et disposer d’un minimum d’installations sanitaires et ludiques. C’est loin d’être le cas et les rapports d’inspection indiquent des conditions d’hygiène déplorables. Quant aux Ukrainiens eux-mêmes, ils se sont montrés fort surpris de ne pas être traités en travailleurs libres comme on leur a promis. Ils sont soumis à rude discipline et connaissent des conditions de vie éprouvantes.

Six mille prisonniers soviétiques, parmi lesquels se trouvent un grand nombre d’Ukrainiens, arrivent en novembre. Ils gagnent les camps installés pour eux à Bruay-en-Artois, Marles et Courrières, sous le contrôle direct de l’armée allemande. Ils sont souvent dans un état pitoyable. La plupart d’entre eux, quand ils ne sont pas renvoyés dans les ténèbres après une visite médicale sommaire, sont mis à la disposition des compagnies minières. Un petit nombre est utilisé, à partir de 1943, par les chantiers de l’Organisation Todt sur le littoral. On repère de ces camps à Berck-sur-Mer, à Neufchâtel, à Olincthun- Wimille, à Hesdin.

La main d’œuvre slave des mines, formée sur le tas, est utilisée à des travaux de boisage. Les rations, graduées en fonction du rendement, sont trop souvent insuffisantes. Les Ukrainiens reçoivent des salaires inférieurs de 70% à ceux de leurs homologues français, sans suppléments, ni indemnités. La compagnie les taxe en outre de 35% pour frais d’entretien, plus tout le reste. Le rendement est assez faible chez les Ukrainiens. Assez satisfaisant au début quoique déjà inférieur à celui du mineur indigène, il va en diminuant jusqu’à la fin de l’Occupation. L’absentéisme est élevé et on note de nombreux cas de mutilations volontaires. C’est encore pire chez les Russes et chez les Serbes. Les Allemands, soucieux des plaintes des compagnies, tentent de pallier cette déliquescence en renforçant les contrôles et en maniant la carotte et le bâton. Le sort des prisonniers de guerre est moins enviable que celui des requis ukrainiens, mais plus satisfaisant que celui qu’ils auraient pu connaître s’ils étaient restés dans les stalags en Allemagne.

Les conditions de travail et de vie effroyables font que les évasions sont d’emblée nombreuses. La chronique administrative des rapports de police en fait état dès le mois d’août 1942… Du camp de Lens, en août on compte 41 évasions (seulement 7 rentrés) et elles s’ajoutent aux 34 évadés antérieurs qui n’ont pas réintégré. A la même date, 37 évadés du camp de Marles n’ont pas encore réintégré. Pourquoi fuit-on les camps ? Les mauvaises conditions de vie sont la cause principale de ses évasions, comme peut-être aussi le besoin de sortir de l’enfermement pour des jeunes gens en mal de liberté. Certains escomptent trouver à l’extérieur un travail plus rémunérateur. La recherche de nourriture est fréquemment évoquée. En août 1943, trois Ukrainiens du camp de Beaumont sont arrêtés après avoir volé des pommes de terre. Autre prétexte, le besoin de distractions : la police reprend souvent des Ukrainiens en état d’ébriété avancée ; ils passent pour se soûler à l’éther et les arrestations sont parfois musclées (le 1er janvier 1944, un Ukrainien évadé de Beaumont est retrouvé rue de Lille à Lens avec une blessure à la tête et dans un état d’ébriété très avancé. Il était accompagné d’un compatriote dans le même état. Il faut dire que l’intervention policière contre ce groupe en goguette avait été musclée et que la blessure s’en était ensuivie. Violence parfois aussi : un Ukrainien en état d’ébriété agresse le 31 octobre 1943 de deux coups de couteau le directeur du cinéma Appolo à Billy-Montigny). Ces Ukrainiens, quand ils sont repris, le sont parfois assez loin. L’un deux, Ivan TSCMAIKIN est récupéré à Auxerre le 24 août 1943.

L’Ukrainien évadé vit comme il peut, se réfugie dans les bois, couche l’été dans les champs à l’abri des meules. Il compte certainement le plus souvent sur l’appui de la population pour un éventuel hébergement, ce qui explique sans doute la raison qu’un grand nombre d’entre eux ne soit pas repris. En févier 1944, 26 Ukrainiens ont fui le camp de Beaumont. Le sous-préfet de Béthune, dans son rapport, précise que douze ont été repris après avoir vécu plusieurs semaines « par la solidarité irréfléchie de la population ouvrière et grâce à l’appui de receleurs illégaux ». On estime que le quart de la population requise ou prisonnière a disparu, sans laisser de traces entre mars 1943 et mars 1944.
Il est vrai que la solidarité de la population ouvrière leur est d’emblée acquise. Celle-ci a été émue par l’état de misère extrême dans lequel ils sont arrivés en France. Les liens noués au fond de la mine, le fait aussi que ce sont des Soviétiques, citoyens de l’idéal pour une population ouvrière marquée par l’idéologie communiste, ont également joué dans ce sens. Dès leur arrivée, des victuailles leurs sont offertes par les femmes quand les détenus gagnent leurs lieux de travail, au grand dam de leurs gardiens. Le 11 novembre 1942, une sentinelle allemande blesse une jeune fille qui voulait donner des vivres à un prisonnier. Il existe même une solidarité officielle : le 11 janvier 1943 un rapport du commissariat de Sallaumines indique que le commandant des camps de prisonniers a organisé avec les municipalités de Sallaumines, Noyelles et Fouquières, une collecte de produits alimentaires qui fut particulièrement appréciée.

Des Ukrainiens dans la Résistance

Les liens tissés entre la population minière, les Ukrainiens et les prisonniers facilitent l’engagement de certains d’entre eux dans la Résistance, essentiellement communiste, surtout après le printemps 1943, quand celle-ci se reconstruit, après les décimations de l’année 1942. Ces hommes jeunes, auréolés de leur citoyenneté soviétique, constituent des recrues de choix pour les FTPF. Par ailleurs, la présence des gardes wallons excite la vindicte populaire et les incidents étaient nombreux. Les gardes sont souvent molestés, les camps parfois attaqués. Ces actions visent aussi à libérer le plus grand nombre possible de requis et prisonniers.

Les évadés sont assurés de trouver un accueil dans les corons et reçoivent de faux papiers, la plupart du temps polonais – c’était commode -, parfois même français. La chronique policière de ces temps fourmille d’exemples. En juin 1943, quatre évadés du camp de Marles sont retrouvés, munis de papiers français. En août, le commissariat d’Hénin arrête trois Ukrainiens évadés de Beaumont. L’un d’eux avait une fausse carte d’identité au nom de Gaston DELATTRE.

Les Ukrainiens résistants intègrent les groupes FTP et participent à l’action directe auprès de leurs compagnons français. On repère leur passage, souvent quand ils sont arrêtés, dans nombre d’actions sur le bassin minier, et ce dès 1943. Le coup le plus important fut l’attaque le 24 avril 1944 du camp de Beaumont-en-Artois, mené par un détachement de 20 FTP contre les gardes wallons. Trois « Russes » collabos sont exécutés et le camp est saccagé. Deux PG « Russes » ont guidé les résistants, Vassil KOLESNIK et Vassil PORYK : ce sont bien des Ukrainiens. Trente-six requis parviennent à s’évader. La riposte allemande est sanglante. KOLESNIK, repéré, est abattu dès le lendemain, PORYK est blessé et emmené prisonnier à Arras. Ce personnage, figure emblématique de la résistance ukrainienne dans le Pas-de-Calais, est un lieutenant dans l’armée soviétique et est arrivé avec un convoi de prisonniers russes venus des camps d’Ukraine. Il rejoint bientôt le camp de Drocourt où il peut rencontrer des compatriotes requis. L’hagiographie communiste veut qu’il commence alors son travail d’organisation et de subversion dans les conditions favorables offertes par le fond de la mine. Il ne tarde pas à s’évader du camp et est hébergé chez les OFFRE, un ménage de mineurs d’Hénin-Liétard. Il commande un groupe de douze hommes. Bien que blessé et torturé, PORYK, sur le point d’être exécuté, réussit à s’évader, en tuant l’un de ses gardiens. Il est arrêté de nouveau le 22 juillet 1944 et fusillé le même jour.

Monument funéraire de Vassil PORYK au cimetière d’Hénin Beaumont.
Réalisé en 1963 par les sculpteurs ukrainiens de Kiev Valentin ZNOBA et Halyna KALTCHENKO.
Inscription sur le côté en français et en ukrainien : « De la part du peuple ukrainien »

Un certain nombre de résistants russo-ukrainiens est éloigné des mines pour fournir les maquis verts dans le secteur paysan des FTP. Ceux-ci sont particulièrement actifs de juillet à décembre 1943 dans le secteur de Lucheux-Frévent où ils agissent de concert avec les groupes locaux de l’OCM. De mai à août 1944, un groupe commandé par « Alexandre » TKATCHENKO, prisonnier de guerre évadé, originaire de la région de Kiev, fort d’une quarantaine d’hommes, essaime ses activités à partir de son centre de Noeux-lès-Mines vers Aubigny, Frévent et Beaumetz-les-Loges. Ces maquis s’en prennent aux Allemands isolés, aux installations ennemies, aux chemins de fer et aux fermiers réputés collaborateurs. Le 18 août 1944, TKATCHENKO est abattu, à la sortie de Berles-au-Bois, par des Feldgendarmes allemands, avec son compagnon et agent de liaison français.

La Résistance communiste n’est pas la seule à prendre en charge les Ukrainiens et à les incorporer. Les besoins de l’Organisation Todt amènent nombre de prisonniers sur les chantiers du littoral. Ils sont alors aidés, quand ils s’évadent des camps de Berck-sur-Mer et de Neufchâtel, par l’Organisation Civile et Militaire, mouvement de résistance qui depuis l’automne 1942 s’est implanté dans les zones rurales. La chronique résistante cite de tels hébergements dans la région de Montreuil, d’Adinfer, de Bienvillers, de Coigneux, d’Hesdin, de Douriez. En mars 1943, le secteur OCM d’Arras organise systématiquement des refuges pour les prisonniers évadés dans les cantons du sud, vers Pas-en-Artois et Saint-Pol. Hélas ! cette organisation est démantelée en juillet 1943 par la trahison d’un certain BAILLART.

Les résistants ukrainiens ont participé comme ils l’ont pu aux combats de la Libération auprès de leurs camarades FFI… La Résistance communiste et l’OCM aident encore à de nombreuses évasions, tant à Beaumont que dans les camps du littoral. En mai 1944, trois PG russes dont au moins un Ukrainien, s’évadent depuis une caserne d’Hesdin. Comme ils ont travaillé pour l’organisation Todt, il peuvent fournir d’utiles renseignements sur les chantiers de V1, avant d’être transférés dans la ferme du bois de Lebiez. Le camp de Beaumont est attaqué encore à trois reprises de juin à août. Cette résistance est très présente dans la floraison des sabotages de toutes sortes de l’été 1944, dans le bassin houiller et ailleurs. Ils opèrent quelques exécutions sommaires au début de septembre contre les gardes wallons ou contre des porions trop durs, réputés collabos. Ils combattent en septembre là où ils se trouvent. Des évadés du camp d’Olincthun le 20 août 1944, récupérés par l’OCM locale, s’arment en attaquant le même camp le 30, puis au moment du siège de Boulogne-sur-Mer, patrouillent dans les lignes allemandes jusqu’à l’attaque finale du 18 septembre vers le Mont-Lambert.

La participation des Ukrainiens du lendemain à la Résistance est relativement visible, mais qu’en est-il pour les Ukrainiens de la veille ? Sans être insoluble, la question est difficile. Quelques indices onomastiques, fragiles il est vrai, montrent que certains ont pu être intégrés dans les groupe MOI des FTP, dans le mouvement Voix du Nord et même encore, et cela pourrait surprendre, dans la Résistance nationale et polonaise du POWN…

Après la Libération, les prisonniers sont regroupés dans les camps d’Hénin et d’Arras et encadrés rapidement par des officiers soviétiques. Ils sont rapatriés le 10 mars 1945. Après la guerre, le sort des Ukrainiens a été fort divers et compliqué par la nouvelle géographie politique qui s’instaure en Europe orientale. Pour la première fois de son histoire, l’Ukraine va se trouver rassemblée, dans sa totalité, dans la même entité politico-administrative, la République socialiste soviétique d’Ukraine, même si celle-ci fait partie de l’URSS. Ce nouvel état reçoit même un siège à la nouvelle organisation des Nations Unies. Se pose donc la question du retour au pays des Ukrainiens de France. Celle-ci est réglée en parti par l’accord franco-soviétique du 29 juin 1945. Il préconise le retour pur et simple de tout citoyen soviétique parvenu en France à la faveur de la guerre. Les requis réintègrent leur patrie en plusieurs convois, entre mars 1945 et le début de l’année 1947. Le retour au pays a pu tenter également les Ukrainiens venus avec l’immigration polonaise. Il est difficile d’en préciser le nombre pour le département du Pas-de-Calais, faute de sources fiables, mais il y en eut, peut-être de l’ordre de deux ou trois centaines… Jean-Bernard DUPONT-MELNYCZENKO les évalue à deux mille pour l’ensemble de la France.

Un cas particulier était celui des Ukrainiennes qui, déportées en 1942 en Allemagne, ont fait la connaissance de Français, prisonniers de guerre, travailleurs volontaires ou astreints au STO. Certaines d’entre elles les ont suivis en France pour les épouser, après une enquête de moralité, comme l’autorise l’accord… Un rapport de l’administration daté de 1946 évalue leur nombre à 160 .

En conclusion

Les Ukrainiens dans le Pas-de-Calais ont connu comme le reste de la population les misères de la guerre et les dures contraintes de l’occupation. Ils ont travaillé, ils ont souffert, ils ont survécu. Eloignés de leur patrie, ils peuvent nourrir de légitimes inquiétudes par rapport à ce qu’il s’y passe. Les Ukrainiens de la veille ont sans doute été mieux lotis que ceux parvenus sur notre territoire en 1942. Déjà intégrés dans un métier, dans la population, ils se sentent moins isolés et bénéficient paradoxalement de leur statut de citoyenneté polonaise.

Certains Ukrainiens ont participé, sans état d’âme, au combat contre l’occupant. Ici pas de problème, c’est l’Allemand, très présent, très contraignant, qui reste l’ennemi. On reste loin des considérations qui ont pu agiter le mouvement ukrainien en Ukraine même. Enfin, les Ukrainiens, parce qu’ils sont considérés comme des Soviétiques, sont pris en charge avec enthousiasme par la Résistance communiste qui cultive une vision idéalisée de l’URSS, loin des réalités objectives. N’oublions pas qu’après Stalingrad, l’URSS attire la sympathie d’une très large partie de l’opinion… car elle participe pleinement à la défaite de l’Allemagne.

La guerre n’aura sans doute pas permis à l’opinion française de se rendre compte du problème ukrainien, du fait de ses traditions culturelles, mais aussi de la reconnaissance que l’on prodiguait alors aux trois grands vainqueurs de l’Allemagne. Pour elle, l’Ukrainien reste un Soviétique, qu’on distingue mal du Russe, ou un Polonais s’il est arrivé avant la guerre. Pour les Ukrainiens du Pas-de-Calais eux-mêmes, ce sont les années 1945-1947 qui sont décisives. Le retour au pays qu’ils ont souvent souhaité reste une possibilité dans une nouvelle patrie unifiée mais soviétique. Il ne séduit qu’une faible minorité. Les autres, pour qui la France est une option définitive et sans retour, n’ont plus le choix que de l’intégration : c’est ce qu’ils ont fait et réussi.

 

L’article de René LESAGE  « LES UKRAINIENS DANS LE PAS-DE-CALAIS PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE » est la retranscription d’une intervention présentée lors du 49ème congrès de la Fédération des Sociétés Savantes du Nord de la France qui avait pour thème : « Migrations, transferts et échanges (populations, économie, culture, etc) ». Cet événement s’est tenu le dimanche 19 octobre 2008 à Desvres dans le Pas-de-Calais. L’ensemble des interventions ont fait l’objet d’une publication collective. 

René LESAGE,
http://www.eneregasel.com/

Professeur d’histoire géographie à la retraite,
Membre du Comité d’Histoire du Haut-pays (Pas-de-Calais)


 

SOURCES :

  • Janine PONTY, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres. Publications de la Sorbonne, 1990
  • Etienne DEJONGHE, Requis ukrainiens et prisonniers de guerre soviétiques dans la Nord de la France (1942-1944), L’Occupation en France et en Belgique, 1940-1944. Tome 2 Revue du Nord n° 2 Hors-série 1987
  • le colonel Fernand LHERMITTE a laissé un dossier sur la Résistance des Soviétiques, Archives Pas-de-Calais 51 J 1, Archives nationales, 72 J 173
    et des historiens issus de l’immigration ukrainienne que sont :
  • Volodymir KOZIK, L’Allemagne national-socialiste et l’Ukraine, PEE, 1986. Ouvrage fondamental sur la période, en plus écrit en français. Il donne les éléments essentiels et incontournables sur des questions mal connues du public français.
  • Jean-Bernard DUPONT-MELNYCZENKO, Les Ukrainiens en France. Mémoires éparpillées, Editions Autrement, 2007