
Euromaîdan à Lille mars 2017. © Portail de l’Ukraine
La place de l’indépendance à Kiev est connue pour avoir été, de novembre 2013 à février 2014, le théâtre de l’Euromaidan, cette révolution qui a chassé du pouvoir l’ancien président Viktor IANOUKOVITCH et orienté le pays vers l’Union européenne. Ce que l’on sait moins, c’est que l’Euromaidan s’est déroulé dans des centaines de villes à travers le monde, porté par les nombreux Ukrainiens ou descendants d’Ukrainiens établis à l’étranger, mais ayant maintenu de forts liens avec leur pays d’origine. Depuis, la guerre dans le Donbass, l’annexion de la Crimée par la Russie, la lutte contre les fake news, ou la défense de la spécificité de la culture ukrainienne, sont autant thèmes mobilisateurs au sein de la diaspora.
Mais avant cela, nous proposons de revenir sur un phénomène qui a traversé l’histoire de l’immigration ukrainienne en France au cours du XXe siècle.
Un engagement de longue date au sein de l’immigration ukrainienne en France
Le sort de l’Ukraine n’a jamais laissé indifférent les Ukrainiens de l’étranger et l’histoire de l’immigration ukrainienne en France est parcourue par l’engagement des compatriotes envers la terre natale. Dans les années 1920, l’arrivée de dirigeants de la première République populaire ukrainienne (1918-1920), et de combattants de son armée, qui ont dû fuir l’Ukraine après la prise de pouvoir des Bolcheviques, donne un élan à la vie de la communauté ukrainienne. Des associations voient le jour, visant d’une part à améliorer les conditions de vie des migrants ukrainiens en France – qui arrivent, très nombreux, depuis la partie de l’Ukraine rattachée à la Pologne – et d’autre part à maintenir le lien avec l’Ukraine, sa culture, et lutter pour son indépendance. Une des premières organisations, l’Association ukrainienne en France (1924) se donne par exemple l’objectif de « propager chez les Ukrainiens de France l‘idée d’unité nationale (…), le refus catégorique de l’occupation actuelle »[1] , et de soutenir le gouvernement ukrainien en exil.
Figure 1 :
Symon Petlura, président du Directoire
de la République populaire ukrainienne (février 1919-octobre 1920), se réfugie à Paris en 1924, d’où il continue son combat pour l’Ukraine.
Il lance l’idée d’une bibliothèque visant
à diffuser la culture ukrainienne et promouvoir l’idée de l’Ukraine dans l’Europe[2] . Celle-ci ouvre en 1927, un an après son assassinat.
Source de la photographie : Ukraine Mémoire
A la suite de la Seconde Guerre mondiale, le milieu ukrainien bénéficie d’un second souffle avec l’arrivée des déplacés de guerre et des membres de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), qui ont pris les armes pour l’indépendance de l’Ukraine au beau milieu du conflit mondial. Le milieu associatif se renouvèle et la mobilisation contre le régime soviétique en Ukraine se poursuivit. Si l’identité nationale et l’idée d’une Ukraine indépendante sont propagées par tout type d’associations – religieuses, culturelles, ou syndicales – des mobilisations plus politiques sont mises en œuvre, comme la dénonciation du régime soviétique et l’accueil de dissidents en France (figure 2).
Figure 2 :
Extrait d’un article du journal Ukrainian Weekly, vol. LIV, n°14, 6 avril 1986, publié dans la diaspora nord-américaine.
En 1986, un Comité contre la diffamation de la nation ukrainienne est créé en France par des membres de la diaspora ukrainienne. Il est présidé par Leonid Pliouchtch, mathématicien dissident accueilli en France en 1976.
Il vise à « défendre l’honneur de la nation ukrainienne c
ontre la propagande qui diffame la lutte pour la libération
de l’Ukraine et falsifie l’Histoire ».
Au-delà de ces actions proprement politiques, de nombreux événements visent à maintenir la mémoire de la culture ukrainienne, la pratique de la langue et des traditions, qu’il n’était pas possible de développer en Ukraine soviétique. Les colonies de vacances, par exemple, étaient à la fois des lieux de loisir et des lieux d’éducation patriotique, où les enfants, pour beaucoup nés en France, faisaient l’apprentissage de la langue et de l’histoire de leur pays. Le site internet « Ukraine Mémoire » retrace l’histoire de l’une d’elles, située à Le Cateau, dans le Nord
Les recompositions au sein de l’immigration ukrainienne dans les années 1990
Lorsque l’Ukraine devient indépendante, en 1991, c’est la principale aspiration des Ukrainiens à travers le monde qui se réalise. La nature de la diaspora change : celle-ci possède désormais un Etat souverain auquel elle peut s’identifier.
Qu’en est-il alors de l’engagement pour l’Ukraine ? L’indépendance ayant été acquise, la mobilisation des Ukrainiens de l’étranger perd-elle sa raison d’être ? La transmission de souveraineté de Mykola PLAVIOUK, dernier président de la République populaire ukrainienne en exil, à Leonid KRAVTCHOUK premier président de l’Ukraine indépendante, semble symboliser la fin du combat des Ukrainiens de l’étranger pour le développement de leur nation.
En plus du changement de la situation géopolitique de l’Ukraine, deux autres phénomènes viennent bouleverser la nature de la diaspora. D’une part, les deuxième et troisième vagues d’immigration, arrivées dans les années 1920-1930 puis après la Seconde Guerre mondiale, sont vieillissantes. Leurs enfants, qui ont souvent été investis dans la défense de l’Ukraine dans les années 1970 et 1980 sont à leur tour parents, et cette troisième génération retient de moins en moins la langue et la culture ukrainiennes.
Par exemple, les effectifs de l’école ukrainienne Saint-Volodymyr le Grand de Paris ont atteint un niveau historiquement bas en 1993, avec seulement 13 élèves[3] . D’autre part, une quatrième vague d’immigration, de nature économique, a commencé à quitter l’Ukraine dans les années 1990. Ces personnes sont nées et ont grandi en Ukraine soviétique, parlent parfois davantage le russe que l’ukrainien, et ne possèdent pas les mêmes références culturelles que les descendants des deuxième et troisième vagues, nés à l’étranger et n’ayant jamais eu de contact avec l’URSS. Dans certains cas, les relations entre l’ancienne diaspora et ces nouveaux migrants, parfois qualifiés d’ « homo sovieticus » par les premiers, ont pu être difficiles[4] .
Au vu du vieillissement des anciennes vagues et du caractère économique des nouvelles migrations, il est légitime de s’attendre à une diminution de l’engagement en faveur du pays d’origine, d’autant plus que celui-ci a acquis son indépendance et semble être lancé sur les rails du développement.
Les événements politiques du pays d’origine, facteurs de renaissance de l’engagement en diaspora ?
Malgré l’indépendance de l’Ukraine, l’intérêt des communautés ukrainiennes de l’étranger pour la situation de leur pays d’origine n’a pas diminué. Entre difficultés économiques et sanitaires, les domaines où une aide était requise ne manquaient pas. Dans les années 1990, des associations se sont par exemple constituées pour venir en aide aux enfants victimes de la catastrophe de Tchernobyl, comme la Fédération des Echanges France-Ukraine (FEFU). La volonté de maintenir vivante la communauté ukrainienne s’est aussi manifestée en 1997 par la création du Comité Représentation de la Communauté Ukrainienne de France (CRCUF), regroupant certaines associations historiques de la diaspora.
Néanmoins, ce sont les événements politiques en Ukraine qui ont entraîné les principales reconfigurations au sein des communautés ukrainiennes en France. La Révolution Orange (décembre 2014 – janvier 2015) ne s’est pas traduite par une hausse significative du nombre d’associations ukrainiennes en France, même si des mouvements réclamant explicitement le rapprochement entre l’Ukraine et l’Union européenne ont été fondés, comme le Comité de défense de la démocratie en Ukraine.
Les événements de Maidan ont en revanche entraîné un renouveau du milieu associatif ukrainien. Alors qu’entre 2010 à 2014, années correspondant à la présidence de Viktor IANOUKOVITCH en Ukraine, le nombre d’associations ukrainiennes en France stagnait, ce nombre a connu une forte croissance entre mars 2014 et décembre 2017.
Figure 3 : Nombre cumulé d’associations en rapport avec l’Ukraine
déclarées au Journal Officiel depuis le 1er janvier 1997.
NB : Ce graphique ne prend en compte que les créations d’associations déclarées : il ne laisse pas entendre
que les associations recensées sont toujours actives, ni même qu’elles ont été actives un jour.
Figure 4 : Nombre d’associations en rapport avec l’Ukraine mentionnant l’Europe, la démocratie
ou les droits de l’Homme dans leurs statuts (source : Journal Officiel)
Les Ukrainiens de France se sont mobilisés pour soutenir la Révolution de la dignité et l’orientation pro-européenne du nouveau gouvernement. Rapidement l’annexion de la Crimée par la Russie (mars 2014) et la guerre dans le Donbass, opposant l’armée ukrainienne aux séparatistes soutenus par Moscou, ont fait naître de nouveaux besoins. De nouvelles associations ont été créées dans le domaine humanitaire, comme Aide Médicale et Caritative France-Ukraine, qui envoie du matériel médical à des hôpitaux proches de la ligne de front (figure 5). Différents mouvements se sont également formés pour sensibiliser le public français à la situation dans le Donbass, les violations des Droits de l’Homme en Crimée ou la détention de prisonniers politiques par la Russie ou d’autres pays (figure 6). Cette dynamique associative ne se cantonne pas à la région parisienne : de jeunes associations sont nées à Lille (Portail de l’Ukraine), Lyon (Lyon-Ukraine), Strasbourg (Promoukraïna) ou encore Bordeaux (Ukraine Amitié).
Figure 5 : Chargement d’un convoi humanitaire à destination des hôpitaux de Dnipro et de Khotyn
(région de Tchernivtsi), par des bénévoles de l’association Aide médicale et caritative France-Ukraine,
dans la région Nouvelle-Aquitaine (juin 2017). Les hôpitaux de Dnipro, situés à proximité de la ligne de front, accueillent la majorité des blessés de la guerre du Donbass. (Photo. : AMCFU)
Figure 6 : Manifestation devant l’ambassade d’Italie à Paris pour la libération de Vitaliy Markiv, le 8 mars 2018. Vitaliy Markiv est un soldat de l’armée ukrainienne, accusé du meurtre d’un journaliste italien sur la ligne de front en 2014, et détenu depuis juin 2017 en Italie. Les manifestants réclament la coopération des autorités italiennes avec les autorités ukrainiennes pour garantir un procès équitable. (Photo. : H. Amiot, 2018)
Pour mieux comprendre les logiques de l’engagement vis-à-vis de l’Ukraine, il s’agit de descendre du niveau associatif à l’échelle des individus. C’est pourquoi nous nous sollicitons des entretiens avec des personnes ukrainiennes ou d’origine ukrainienne résident en France, qui souhaiteraient raconter leur relation avec leur pays d’origine, leur participation à la vie de la communauté ukrainienne de leur ville ou à des initiatives associatives ou personnes visant à soutenir l’Ukraine. Si vous êtes intéressés pour participer à cette enquête, vous pouvez suivre CE LIEN.
Hervé Amiot
Etudiant en géographie et passionné par l’Ukraine, je réalise une thèse de doctorat sur l’engagement des Ukrainiens de l’étranger en faveur de leur pays d’origine. Je suis rattaché à l’Université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne et à l’Université de Bordeaux-Montaigne (UMR 5319 Passages)
herve.amiot@etu.u-bordeaux-montaigne.fr
[1] DUPONT-MELNYCZENKO Jean-Bernard (2007), Les Ukrainiens en France. Mémoires éparpillées, Paris, Autrement, p. 115. [2] Voir l’histoire de la bibliothèque Symon Petloura sur son site internet : http://etudesukrainiennes.fr/page/show/num/39, et sur le site Ukraine Mémoire : http://ukraine-memoire.fr/lhistoire-mouvementee-de-la-bibliotheque-ukrainienne-symon-petlura-a-paris/ [3] Entretien avec la directrice, décembre 2017 [4] Vic SATZEWICH évoque ce phénomène au Canada et aux Etats-Unis dans son livre The Ukrainian Diaspora, Londres, Routledge, 2002.