Le conseil a décidé d’adresser à la Croix-Rouge internationale le dossier demandant l’envoi d’une mission d’enquête et de secours
[DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL]GENÈVE, 29 septembre, par téléphone, M. MOWINCKEL, ministre des affaires étrangères de Norvège, président en exercice du conseil de la Société des nations a été très profondément impressionné par les
nouvelles qui lui parvenaient d’Ukraine. Les articles parus dans le Matin l’avaient mis tout d’abord en éveil, puis des pétitions formelles ; des demandes de secours internationales lui ont été remises au cours de ces derniers jours. Elles étaient si nombreuses, si pressantes, si uniformément convaincantes que le ministre, bravant tous les conseils de prudence, d’inertie, se décida à agir, à faire quelque chose, à tenter coûte que coûte un effort.
Je suis allé le voir avant la séance secrète où il avait tenu à évoquer cet effroyable problème. M. MOWINCKEL n’est pas un Nordique sévère et distant. C’est un diplomate débonnaire, simple, humain.
Le plus facile, m’a-il dit, eût été sans doute de ne rien faire. Puisqu’il s’agissait d’un pays qui n’avait pas été consulté et qui, de surcroît, n’appartenait pas à la Société des nations, je me serais trouvé parfaitement d’accord avec les règlements en jetant au panier l’émouvante documentation qui m’a été transmise.
Mais j’estimais que je n’avais pas le droit d’éluder la difficulté d’une manière aussi administrative. C’est pour moi une question de conscience, puisqu’il ne s’agit pas ici d’un acte politique, mais d’une oeuvre purement humanitaire, dont l’enjeu serait, selon certaines informations, la vie de plusieurs millions d’individus.
Je reçois chaque jour des lettres et des télegrammes de tous les coins du monde provenant d’associations ou d’organisation, ou bien me signalant des cas particuliers qui contribuent à donner une image d’ensemble. Je ne peux donc pas me taire. Je sais fort bien que juridiquement et politiquement une entreprise quelconque n’est pas aisée. Mais peut-être pourrait-on poser amicalement la question au gouvernement de Moscou en lui demandant s’il ne jugerais pas utile d’admettre dans les régions touchées par le fléau une mission internationale d’enquête et de secours.
La séance secrète, au cours de laquelle M. MOWINCKEL s’est efforcé de convaincre ses collègues de la
nécessité d’un geste quelconque en faveur de l’Ukraine, s’est prolongée jusqu’à 19 h. 30. Le président a déposé sur la table du conseil un volumineux dossier, dont je suis en mesure de citer quelques fragments particulièrement significatifs.
C’est d’abord la lettre du « Comité central ukrainien de secours pour l’Ukraine soviétique ».
Voici les passages essentiels de ce document inédit :
Les représentants soussignés du comité ukrainien central de secours pour l’Ukraine soviétique s’adressent à vous en vous priant ardemment de bien vouloir poser la question de la famine qui
sévit dans l’Ukraine soviétique devant le forum de la Société des nations, et d’amener la Société des nations a organiser une action internationale en faveur de la population ukrainienne qui meurt de faim.
Les faits de Famine sont incontestables malgré les efforts déployés par le gouvernement des Soviets pour voiler la vérité et pour nier l’existence de cette véritable catastrophe causée par la famine.
Le fait est attesté par des milliers de lettres que nous recevons de nos compatriotes d’au delà la frontière soviétique, par des dépositions de centaines de réfugiés ukrainiens dressées en procès-verbaux, par des dépositions de personnages neutres, surtout de journalistes étrangers qui réussirent, malgré la défense des autorités soviétiques, à visiter le territoire ukrainien ravagé par la famine.
Nous n’avons pas l’intention de compliquer une action internationale par des considérations politiques et nous ne parlerons pas des raisons qui ont amené cette effroyable catastrophe dans l’Ukraine. Ces raisons sont connues du monde entier. Ce n’est un secret pour pérsonne que l’Ukraine, pays doté par
la nature de grandes richesses, a été poussé dans ce malheur par la politique économique néfaste des Soviets. Laissant de côté les considérations d’économie politique de cet anéantissement de l’Ukraine, nous en appelons à la Société des nations pour qu’elle vienne en aide aux affamés, car ceci est un effort de solidarité humaine.
Nous avons pleine confiance en la Société des nations, qui a déjà accordé, au cours des années précédentes, son aide dans des cas pareils, qu’elle organisera une action pour venir en aide à la population malheureuse, triomphera de tous les obstacles et amènera le gouvernement des Soviets à admettre une action internationale.
Voici, d’autre part, le texte in extenso de la lettre de M. CHOULGUINE, ancien président du gouvernement démocratique d’Ukraine en exil :
Genève, 26 septembre 1933.
Monsieur le président,
J’ai, l’honneur d’attirer tout particulièrement l’attention de Votre Excellence sur la terrible famine qui sévit en Ukraine. Des centaines de mille, des millions d’hommes, femmes et enfants souffrent
atrocement de la disette et meurent en quantité. La dépopulation menace notre riche pays, car des villages entiers sont abandonnés par leurs habitants morts ou partis à la recherche du pain. De
nombreux témoignages « appartenant» aux Ukrainiens comme aux étrangers donnent de terribles détails de cette catastrophe sans pareille. Cet état de notre pays est d’autant plus paradoxal que
les récoltes de 1932 et 1933 sont relativement bonnes et absolument suffisantes pour nourrir la population. Dans cette note, nous évitons les problèmes politiques que nous avons traités dans notre
récent mémoire, présenté à Londres à Son Excellence le très honorable Rariasay MacDonald, président de la conférence économique. Mais nous sommes obligés de signaler ici que la famine, en
Ukraine, est due, d’une part, à la collectivisation de l’agriculture introduite de force par les autorités soviétiques et surtout au stockage du blé. Les céréales enlevées en Ukraine sont destinées au ravitaillement de l’armée soviétique, de la Moscovie et surtout à l’exportation.
Si les années 1932 et surtout 1933 furent aussi pénibles et tragiques pour l’Ukraine, les pronostics pour l’hiver et le printemps de l’année 1934 seront encore plus sombres. Voilà pourquoi nous adressons, par l’intermédiaire de Votre Excellence, un ardent appel à la Société des nations et au monde civilisé en les priant de venir en aide au peuple ukrainien.
Nous prions donc Votre Excellence
1- D’envisager les mesures susceptibles d’empêcher l’exportation du blé de l’U. R. S. S., en réalité, de l’Ukraine
2- D’organiser une commission d’enquête qui pourrait établir sur place l’étendue du désastre
3- D’organiser un secours international aux affamés de l’Ukraine
Nous espérons que la Société des nations ne pourra passer outre à notre demande et que le monde civilisé entendra l’appel du gouvernement de la république démocratique ukrainienne se trouvant
en exil. Tous les Ukrainiens, dont, plusieurs millions se trouvent dispersés dans le mondé entier, vous soutiendront comme un seui homme dans cette démarche qui est dictée par une angoisse terrible pour le sort d’un grand peuple se trouvant en détresse.
Veuillez agréer, etc.
A. CHOULGUINE.
D’autres pétitions encore sont parvenues à M. MOWINCKEL accompagnées de nombreuses annexes et d’une quantité de lettres émanant d’Ukrainiens et dont l’authenticité ne saurait être mise en doute.
Au cours d’un long débat, le conseil a marqué un intérêt ému pour la catastrophe dont on lui apportait le témoignage. Cependant il estima qu’il lui était impossible d’agir directement.
Le dossier sera donc transmis à la Croix-Rouge internationale, et d’autre part, M. MOWINCKEL a été prié d’en avertir le gouvernement des Soviets à titre personnel. Genève s’est donc heurtée à d’inévitables difficultés de procédure. Il n’en restera pas moins que le fait tragique de la famine ukrainienne a été entériné et pratiquement reconnu par la 76e session du conseil de la Société des nations.
Henry DE KORAB
Article paru dans le journal LE MATIN du 30 septembre 1933
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