Dans les Hauts de France

La France des années 20 a grand besoin de main d’œuvre car la guerre a creusé les rangs de la jeunesse française et l’exode rural s’est accentué depuis 1920. En 1914, c’est 3,5 millions de paysans qui sont mobilisés : 670 000 sont morts ou disparus et 500 000 sont rentrés mutilés ou handicapés.

L’agriculture « manque de bras », surtout dans les régions dévastées par les combats. Pour reconstruire les régions céréalières et les grandes exploitations agricoles, il faut donc remplacer les travailleurs qui font défaut à la France. L’appel à la main d’œuvre étrangère devient impératif et les organisations professionnelles agricoles vont se tourner de nouveau vers des pays déjà sollicités avant la guerre comme la Pologne1. Le flux des travailleurs agricoles polonais va se remettre en marche vers la France. Il s’oriente principalement vers les régions du Nord, du Centre, de la Picardie et l’Est. Dans cet ensemble, ce sont les trois départements picards qui reçoivent le plus grand nombre d’ouvriers agricoles : près de 3000 chacun. Dans la Somme et dans l’Oise, les recrutements se font surtout sur les grosses exploitations du plateau picard ainsi que dans le Vermandois pour le département de l’Aisne.

Depuis 1919, la nouvelle Pologne a vu le jour à la Conférence de la Paix de Paris. Son territoire englobe d’importantes minorités : Ukrainiens, Juifs, Biélorusses, Allemands et Russes. Au total, près d’un tiers des habitants de la Pologne ne sont pas Polonais et parmi ceux-ci les Ukrainiens sont la principale minorité : ils sont 5 à 6 millions et représentent plus de 15% de la population totale. Ainsi, les immigrés en provenance de Pologne et munis de passeports polonais ne sont pas tous de nationalité polonaise : ils ont aussi de nationalité ukrainienne.

 

Comment peut-on être Ukrainien ?

« Quant à l’action qui va commencer. Cela se passe en Pologne c’est-à-dire nulle part » s’exclame Alfred Jarry dans le prologue d’Ubu Roi. L’Ukraine située aux confins de la Pologne – à travers le prisme des représentations occidentales – est au-delà de ce nulle part. Elle est le nulle part de nulle part.

Madame Janine Ponty avait choisi le titre évocateur de « Polonais méconnus » pour son ouvrage consacrée à l’émigration polonaise entre les deux guerres. Pour les dizaines de milliers d’Ukrainiens venus en France entre les deux guerres : on pourrait dans le même esprit renforcer cet aspect et inscrire le titre suivant pour être plus proche de la réalité « Ukrainiens inconnus ».

Les historiens, rompus aux subtilités archivistiques et administratives, en ont fait l’expérience. Olivier Le Guillou remarque cette situation lorsqu’il écrit « On constate effectivement que les Ukrainiens, par exemple, sont rarement individualisés dans les sources telles que les recensements : les listes nominatives de recensement de l’entre-deux-guerres pour la commune de Boulogne-Billancourt n’indiquent qu’exceptionnellement la nationalité ukrainienne, et le plus souvent les personnes nées en Ukraine sont désignées comme Russes. ». Cette remarque peut également être faite pour les Ukrainiens de Pologne, de Tchécoslovaquie ou encore de Roumanie. En effet, les déchirements et les tensions n’appartiennent pas qu’au monde de la politique ou de la diplomatie, les immigrés ukrainiens qui arrivent en France durant l’entre-deux-guerres vont devoir assumer de manière quotidienne leur non-existence publique. A la suite des traités de paix, le territoire ukrainien a été réparti entre quatre états. L’Ukraine soviétique adhère à l’URSS en 1922 et représente près de 70% des territoires ukrainiens ; il s’agit essentiellement de l’Ukraine centrale et orientale. Lors de la conférence de la Paix de Paris en 1919-1920, la Galicie est intégrée à la République polonaise, la Transcarpathie est cédée à la Tchécoslovaquie tandis que la Bukovine est rattachée à la Roumanie. Cet imbroglio diplomatique et politique ne facilite nullement le regard des historiens : les Ukrainiens existent mais les historiens ne les ont pas rencontrés.

Marie Rouanet traduit clairement ce sentiment d’abandon valable pour tous :

« Nous qui n’apparaissons ni dans les compoix et dans les cartulaires, ni dans les écritures des notaires ou les assemblées politiques, nous qui n’avons à montrer ni blason, château ou galerie d’ancêtres illustres, nous dont les morts ont été remués pour faire face à de nouveaux pauvres, eux-mêmes bientôt fondus dans la terre, est-ce à dire que nous sommes sans ascendants et sans histoire ? »

Les ouvriers agricoles ukrainiens traduisent aussi cette absence et ce vide, mais avec des mots simples, comme Vassyl Melnyczenko arrivé en 1938 dans la Somme raconte : « Je ne sais pas pourquoi, mais les Français ne connaissent pas l’Ukraine et les Ukrainiens. Lorsqu’on se faisait insulter, c’était toujours sous la casquette du voisin « sale polak » ou « sale ruskoff ». Finalement, on ne se sentait pas concernés. »