WASSYL SLIPAK : L’UKRAINE CHEVILLEE AU CORPS

Il y a tout juste  deux ans, le 29 juin 2016 à Louhanske, dans l’est ukrainien rongé par une guerre hybride, l’Ukraine a perdu celui qui aurait probablement pu devenir un nouveau leader, une figure emblématique de l’Ukraine moderne. C’est peut-être justement pour cette raison que la mort de Wassyl SLIPAK, 42 ans, chanteur à l’Opéra de Paris, tué au combat par un sniper russe, a véritablement secoué l’Ukraine toute entière. Plusieurs milliers de personnes sont venues rendre un dernier hommage à ce chanteur-soldat, décoré à titre posthume par le Président POROCHENKO de la plus haute distinction : Héros de l’Ukraine.

Dès les premières années de sa vie, Wassyl Slipak a été confronté à l’absurdité et à la répression du régime soviétique. Ses parents, des ingénieurs de métier, ont été obligés de baptiser leur fils dans une cave transformée en église clandestine. En Union soviétique, le seul Dieu que l’on pouvait prier, c’était le Parti, mais surtout pas le « Dieu de l’église » et encore moins de l’église gréco-catholique.

Très tôt, on découvre chez le petit garçon un vrai talent pour le chant. Adulte, Wassyl se souvenait souvent de sa première prestation : lors d’un mariage d’un cousin, il avait chanté une chanson d’un groupe ukrainien interdit en Ukraine orientale, le « Trio Marenytchiv ». Alors que Wassyl a 9 ans, son frère aîné Orest l’inscrit à la chorale académique« Doudaryk » de Lviv. Mondialement célèbre, il y règne une discipline de fer. Le respect de la culture et des traditions ukrainiennes y sont enseignés avec une orientation patriotique. Petit à petit, l’Ukraine commence à prendre une place importante dans la vie du jeune Wassyl SLIPAK. Il se passionne pour l’histoire de son pays, pour les cosaques – qu’il dessine dans ses cahiers – et pour l’héritage culturel ukrainien.

Dans une interview pour un documentaire – «Ma guerre. Deux vies de Wassyl Slipak » – sa mère se souvient : « Cela faisait un an qu’il était à Doudaryk. Il avait dessiné un trident ukrainien. Le directeur avait vu ce trident et lui avait dit : qu’est-ce que tu fais ? Tu veux m’envoyer en prison ? Alors, Wassyl avait répondu : « mais il me plaît, c’est un symbole de l’Ukraine, de l’Etat ukrainien ». Pourtant, le directeur lui a demandé de le cacher pour que personne ne puisse le voir car c’était très dangereux ».

La volonté de Wassyl d’aider les autres, tout comme son patriotisme, ne datent pas des événements de Maïdan. Dans son adolescence, Wassyl SLIPAK était un des premiers en Ukraine à rejoindre l’association internationale « Foi et lumière » qui vient en aide aux enfants handicapés.

Elevé dans la religion et le patriotisme dès son plus jeune âge, Wassyl SLIPAK, grâce aux tournées mondiales avec la chorale Doudaryk, voyage beaucoup à l’étranger. Il découvre des pays par-delà le rideau de fer et une culture occidentale empreinte de liberté. Wassyl se produit sur les plus grandes scènes du monde et côtoie de très grands compositeurs.

Une évidence s’impose : sa carrière, il la fera à l’étranger. D’autant plus que sa voix unique de contre-ténor pose un véritable problème en Union soviétique : malgré son immense talent, il ne peut entrer de suite au Conservatoire car personne n’a la capacité de travailler avec une voix aussi rare. En effet, à l’époque, seuls trois chanteurs au monde possèdent cette voix exceptionnelle.

C’est lors du 10e Concours International d’Oratorio et de Lied, à Clermont-Ferrand, que Wassyl se fait repérer en remportant le Prix du Public, à 20 ans. Deux ans plus tard, il intègre l’Opéra National de Paris en tant que soliste lyrique baryton-basse.

 

Une brillante carrière s’offre alors à Wassyl SLIPAK. Il n’hésite pourtant pas à claquer la porte de l’Opéra Bastille. Il manque d’air et souhaite choisir lui-même ses contrats. Il aime les rôles complexes, qu’il maîtrise à la perfection. Ce que d’autres ont besoin de travailler pendant des années, Wassyl l’acquiert à une vitesse folle. Malgré un creux dans sa carrière dû à son départ de l’Opéra National, il se remet vite sur pieds et enchaîne de nombreux concerts et spectacles sans toutefois accéder à la réelle reconnaissance que son talent mérite.

Contrairement aux apparences, Wassyl est humble et timide, il n’aime pas « se vendre » et ne fait pas l’étalage de ses capacités.

D’ailleurs, lorsque la Révolution de la Dignité éclate en Ukraine, la communauté ukrainienne de France, qu’il côtoie régulièrement en tant que porte-parole aux manifestations de soutien au Maïdan, ne se doute même pas de l’immensité de son talent. On le voit plutôt comme un leader des manifestations, aux principes bien ancrés, une « grande gueule » qui n’hésite pas à dire la vérité même si cela ne plaît pas. Certaines personnes malveillantes le mettront même sur « une liste des nuisibles de la communauté ukrainienne ». Son allure assurée, son charisme naturel et sa bonne humeur à toute épreuve ne lui attiraient pas que des amis.

Source photo : Euromaidan Press

En réalité, Wassyl SLIPAK est un homme ultra-sensible. Branché sur internet, il passe des nuits blanches à suivre en direct les événements tragiques qui se déroulent sur Maïdan. Pendant plusieurs jours, après le massacre d’une centaine de manifestants, Wassyl s’enferme chez lui, ne dort pas et mange à peine. Tout ce qu’il désire au plus profond de lui-même, c’est être là-bas, sur place, mais ses contrats d’artiste l’empêchent de rejoindre l’Ukraine.

Une transformation profonde s’opère alors : Wassyl arbore la coiffure traditionnelle des cosaques et décide d’aller dès qu’il le peut « là où l’histoire est en train de s’écrire ».

Alors que la Russie annexe la Crimée et envahit le Donbass, Wassyl SLIPAK rassemble autour de lui des chanteurs et des musiciens et organise des concerts caritatifs en soutien à l’Ukraine. Début 2014, il fonde avec quelques amis ukrainiens une association, « Fraternité Ukrainienne », qui vient en aide aux soldats et aux orphelins de guerre. Chaque semaine, « Fraternité ukrainienne» envoie une centaine de kilos d’aide humanitaire que la plupart du temps Wassyl porte sur ses épaules jusqu’au point du chargement.

Cependant, le bénévolat ne suffit pas à Wassyl. Paris devient trop petit et trop étouffant. « Je suis un homme et chaque homme doit se battre pour son pays » – disait-il souvent. Alors, sans rien dire à personne (ou presque), il part rejoindre le front ukrainien en été 2015. Il est persuadé que, malgré une absence totale d’entraînement et de formation militaire, sa taille imposante -1 mètre 98- et sa seule volonté seront amplement suffisantes pour affronter l’armée russe.

Après son premier voyage au front, Wassyl revient transformé. Il rit moins et se confie très peu à ses amis. L’épicurien qui croque la vie à pleines dents fait place à un homme renfermé, bien que tout aussi sensible. Il décide de poursuivre ses voyages dans le Donbass malgré les arguments de ses parents et de ses amis qui ne le font pas changer d’avis. « J’aime la vie et je veux vivre, mais si je dois mourir, ce sera le destin » – disait Wassyl avant son troisième et ultime voyage.

Le 29 juin 2016, à six heures du matin, le destin frappe Wassyl Slipak en pleine poitrine. En laissant derrière lui des parents meurtris de douleur et une carrière plus que prometteuse, il demeure un exemple d’un engagement sincère dont très peu sont capables.

 

Après sa mort tragique, on a retrouvé dans son appartement de nombreux livres d’histoire, des correspondances dans sept langues étrangères qu’il maîtrisait à la perfection et des petits tableaux qu’il avait peints lui-même. Encore une autre facette de sa personnalité que personne n’avait réussi à percer jusqu’au bout….

Anna Jaillard Chesanovska
Crédit photographique (sauf mention contraire) Anna Jaillard Chesanovska


Pour en savoir plus sur l’artiste Wassyl SLIPAK :