En France

(1908/2008)
UN SIECLE D’EMIGRATION UKRAINIENNE EN FRANCE [1]

©Agnès BESUSZKO

Depuis un siècle, les Ukrainiens présents sur le sol français se sont inlassablement regroupés pour donner à leur présence une dimension collective. Cette volonté communautaire et identitaire s’est toujours construite en lien fort avec la pays natal : l’Ukraine.

Tout au long du XXème siècle, trois grands moments illustrent particulièrement l’ampleur de l’installation des Ukrainiens en France et leur fort désir d’exister collectivement : d’abord la période qui précède la Première Guerre mondiale puis l’entre-deux-guerres ( 1919/1939) et enfin les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale.

(1908/1914) Le Cercle des Oukraïniens de Paris

Les années qui suivent la Révolution de 1905, poursuivent et consolident le mouvement migratoire en provenance de Russie depuis les années 1880. Mais la place importante prise désormais par les récents exilés politiques dessine des nouveaux contours au sein de la communauté «russe» [2]. Cette influence n’est cependant pas numérique comme le souligne Catherine Gousseff[3] : « bien que très minoritaires, parmi les immigrés russes, les exilés politiques sont sans doute ceux qui ont le plus marqué l’opinion et laissé la plus forte empreinte dans la vision de la première émigration.» .

Tout en restant attachés à la nébuleuse russe de la capitale, les Ukrainiens veulent afficher clairement leur volonté de s’affirmer de manière indépendante.

Comme toujours à l’origine de ce genre d’aventure, il y a une poignée d’hommes déterminés. C’est d’abord, Yaroslaw Fedortchouk[4], journaliste, originaire de Galicie qui prend, de manière privée, une première initiative. Le 21-X-1908, il fit paraître dans le journal Dilo de Lviv un communiqué pour annoncer la création de l’Association des oukraïniens de Paris. Avec ses propres deniers, il loue un local[5] et fait imprimer des affichettes en français et en ukrainien pour faire connaître son projet.
C’est donc en présence de 16 personnes, et d’une délégation d’ukrainiens venus de Belgique, que le dimanche 14 février 1909, l’Association fut portée sur les fonts baptismaux[6].

Parmi les membres fondateurs, on peut citer : le Président Théodore Onypko, ancien élu de la première Douma russe ; secrétaire, Y.Fedortchouk ; trésorier, E. Batchynskyi ; responsable de la section artistique, V. Vynnytchenko.

Une telle nouvelle se répand très vite dans la communauté «russe[7]» de Paris et suscite un large intérêt : à la fin de l’année 1909, quatre-vingt une personnes avaient déjà adhéré. Les buts de l’Association tels qu’ils furent exprimés se proposaient, de regrouper tous les Ukrainiens de Paris pour faciliter parmi eux l’entraide et la solidarité, de faire connaître de la manière la plus large possible les richesses de la culture ukrainienne à l’étranger et de tisser les meilleurs liens intellectuels entre la France et l’Ukraine en particulier dans les domaines scientifiques , artistiques et littéraires. Les réalisations concrètes de l’Association reflètent ces objectifs mais aussi un réel dynamisme.

Dès 1911, le Cercle met en place une bibliothèque ukrainienne, un chœur et organise des expositions artistiques. Mais son rôle dépasse largement les activités culturelles par exemple, pour aider les Ukrainiens nécessiteux, une mutuelle est crée. La participation à des manifestations politiques d’opposition au Tzar se multiplie. Les Oukraïniens de Paris veulent ainsi montrer et affirmer leur volonté d’autonomie et d’indépendance autant vis-à-vis du pouvoir central que vis-à-vis de la communauté russe de Paris.

(1919/1939) Arrivée en nombre des Ukrainiens en France

Les vingt années de l’Entre-deux-guerres sont très riches et essentielles pour l’histoire de l’émigration ukrainienne en France[8] .

A la suite de la Première Guerre mondiale et de la révolution bolchevique, des milliers d’Ukrainiens affluent vers la France. Certaines familles fuient les combats et l’armée rouge, mais la plupart des réfugiés sont des soldats chassés par la défaite. Ceux-ci ont servi dans l’armée nationale ukrainienne jusqu’en 1920, puis ils ont trouvé refuge dans les camps de prisonniers en Pologne et en Tchécoslovaquie. D’autres ont été enrôlés dans les armées blanches, ils ont été évacués par la mer Noire et la Yougoslavie puis ont rejoints la France.

De son côté, la France a de bonnes raisons de les accueillir : elle est fidèle à son image de Patrie des Droits de l’Homme, elle ouvre ses frontières aux réfugiés. D’autre part, l’économie française manque de bras : la guerre a creusé les rangs des travailleurs français… il faut donc renouveler les équipes.

Dès 1922/1924, ces Ukrainiens, qui viennent en majorité d’Ukraine centrale, s’installent en priorité dans les grands sites industriels comme la région parisienne, la vallée de la Fensch en Moselle ou encore l’usine Hutchinson à Vesines-Chalette.

Ce premier groupe d’émigrés est rejoint à la fin des années 20 par les Ukrainiens de Pologne (Galicie). Ceux-ci arrivent dans la formidable vague des migrants polonais. Poussés par l’espoir d’une vie meilleure, ces milliers de jeunes paysans et paysannes trouvent à s’embaucher dans les campagnes françaises.

C’est dans la rencontre entre ces deux groupes différents que réside la principale richesse de l’émigration ukrainienne en France. Car tout semble séparer les deux ensembles de l’émigration ukrainienne. D’un côté, ceux qui ont le statut de réfugiés politiques[9] ; ce sont les soldats, les sous-officiers et les officiers des armées qui ont lutté contre les communistes. Ils sont originaires de l’Ukraine centrale et possèdent souvent un niveau d’études secondaires[10]. Ils ont été les premiers artisans de l’Indépendance et sont détenteurs d’une conscience nationale solidement documentée et structurée.
L’autre groupe, est composé des Ukrainiens, citoyens de la nouvelle Pologne, et originaires de Galicie. Ce sont tous des très jeunes ruraux qui n’ont pas fait d’études même s’ils sont alphabétisés. Ils ont venus en France, munis d’un contrat, pour gagner de l’argent et l’envoyer à la famille restée au village. Ces mandats réguliers serviront à acheter des terres pour préparer le retour. En effet, contrairement aux réfugiés politiques qui ne peuvent envisager de revenir au pays, les Ukrainiens de Galicie ne pensent qu’à une seule chose : le retour.

C’est grâce aux organisations ukrainiennes en France que l’osmose va se produire : chacun va apporter sa richesse pour construire une émigration commune.

Après quelques tentatives infructueuses au début des années 20, les Ukrainiens de France sont représentés majoritairement par trois organisations : l’Union des Associations d’émigrés ukrainiens, L’Association ukrainienne en France et à partir de 1932, l’Union Nationale Ukrainienne. Au-delà des divergences politiques, ce sont principalement les activités mises en place par les associations qui vont rassembler et unir. Les associations avec leurs écoles, les camps d’été pour jeunes, leurs publications et leurs manifestations culturelles et patriotiques vont devenir un véritable creuset de l’identité ukrainienne en France. Cette action politique et pédagogique va générer une culture commune propice à l’enracinement de la conscience nationale.

L’engagement des Ukrainiens au service de la France

Dès la déclaration de la guerre en septembre 1939, les associations ukrainiennes avaient clairement appelé leurs compatriotes à servir la France. Un grande partie des jeunes ukrainiens, originaires de Galicie et citoyens polonais, sont intégrés dans la Légion polonaise. D’autres rejoindront la Légion Tchécoslovaque[11]. Enfin, certains exigent la possibilité de combattre dans la Légion étrangère sous les couleurs françaises.

Sous des uniformes différents, tous ont combattu vaillamment pour la France.

A partir de 1941, de nombreux ukrainiens s’engagèrent au sein de la Résistance. A cet égard, l’exemple de Youri Yeremiyew est particulièrement significatif : engagé volontaire dans la Légion étrangère dès 1939, prisonnier en 1940 puis évadé, il adhère en 1941 à un réseau des forces combattantes. En 1944, il commande un groupe de 150 FFI et participe ainsi à la libération de la France.

(Fin des années 40) Renouvellement des cadres et des structures de l’émigration ukrainienne.

L’ouragan de la Seconde Guerre mondiale a ravagé l’Europe. En 1945, c’est une Europe complètement bouleversée et transformée qui s’offre aux yeux des survivants. Mais les Ukrainiens se retrouvent dans la même situation qu’à la fin de la Première Guerre mondiale c’est-à-dire tributaires à la fois du bon vouloir des Alliés occidentaux et de la toute puissance soviétique.

Dans les années 20, les réfugiés politiques ukrainiens espéraient et attendaient la chute imminente du communisme russe. En 1945, certains sont prêts à apporter leur pierre à la construction de l’édifice.

Le regard des Ukrainiens émigrés et leur place ne peuvent plus être les mêmes qu’avant 1939. Une évolution importante s’avère utile et nécessaire.

La composition de l’émigration ukrainienne en France est, elle aussi, considérablement bouleversée. Si le nombre global des Ukrainiens reste identique à celui de l’entre-deux- guerres, le renouvellement qui intervient après 1945 dessine de nouveaux contours. Arrivés dans les années 20, les réfugiés politiques étaient très majoritairement nés avant 1900. Certains ont disparu ; ceux qui restent, maintenant âgés, ont des propositions inadaptées à la situation.

Pour répondre à l’appel de la Mère Patrie, environ 2 000 personnes ont accepté de quitter la France pour l’Ukraine soviétique. Ils vont être remplacés par des milliers d’arrivants qui ont fui les combats et l’Armée soviétique. Ces nouveaux venus apportent avec eux un passé et des expériences différentes. Avant d’arriver sur le sol français, ces « personnes déplacées » vont être regroupées dans des camps d’hébergement dans les zones occidentales d’Allemagne et d’Autriche.

Il est facile de penser qu’avec l’arrivée de ces Ukrainiens réfugiés, c’est un sang neuf qui arrive en France. Ainsi, avec le vieillissement des uns, le départ des autres et l’arrivée des réfugiés, c’est une nouvelle donne qui se met en place, à la fin des années 40, dans l’émigration ukrainienne en France.

Un nouveau réseau d’organisation, une vie associative différente

La liquidation totale des Eglises indépendantes de Moscou va provoquer un redéploiement des forces religieuses ukrainiennes. Ces Eglises vont dorénavant concentrer leurs actions au sein de l’émigration ukrainienne en Europe et dans les Amériques. L’activité religieuse importante est, à partir de 1946, une donnée nouvelle et significative de l’émigration ukrainienne en France. Les organisations politiques ne sont plus les seules à aider et à regrouper les émigrés ; au-delà des clivages politiques et des querelles des partis, les Eglises occupent une place neutre, médiatrice et sécurisante pour tous.

Les prêtres interdits en Ukraine vont accomplir leurs missions dans les pays d’émigration. Une présence importante de prêtres ukrainiens en France dès la fin des années 40 confirme cette situation et à la fin des années 50, on dénombre 16 aumôniers gréco-catholiques [12] et 6 orthodoxes. Cet encadrement religieux renforcé va permettre de mieux quadriller le territoire français. Les réunions et les célébrations vont se multiplier et faciliter une véritable vie religieuse des Ukrainiens en France. L’office du dimanche va aussi jouer son rôle de centre de ralliement et d’échanges pour les Ukrainiens des environs. Les associations religieuses vont également emboîter le pas à ce dynamisme : l’Association de l’Eglise ukrainienne orthodoxe autocéphale en France voit le jour en 1946 et le Mouvement chrétien ukrainien en France est crée en 1956.

L’apparition et le développement d’un syndicalisme ukrainien constitue également l’originalité notable de l’émigration ukrainienne dans la France de l’après guerre.

En 1945, l’Union des Travailleurs ukrainiens en France, section nationale de la C.F.T.C. est créée avec Ivan Popovitch [13] pour président.

Cette volonté de prendre leur place dans le monde ouvrier français montre clairement que les choses ont bien changé. Le contexte politique international favorise aussi les regroupements, à l’heure où se mettent en place les premières fractures de la guerre froide. Durant cette période, les militants ukrainiens de la CFTC ont choisi de placer leur combat et leurs espoirs dans le camp occidental de la démocratie.

Dans les années 40, l’organisation rencontre auprès des ouvriers ukrainiens un vrai succès, qui ne cesse d’ailleurs de s’amplifier. Le premier congrès de 1946 réunit quelques 37 délégations venant de 18 départements et le huitième congrès de 1953 rassemble quant à lui 72 délégations mandatées qui représentent 3 179 adhérents. Ceux-ci appartiennent pour 39% à la métallurgie, pour 29% à l’agriculture et pour 17% aux activités minières.

Le bilan décennal de l’organisation syndicale ukrainienne[14] est très largement positif. Les sections ont créé ou participé à la création de 10 chœurs, 8 groupes de théâtre, 11 écoles ukrainiennes, 20 bibliothèques avec plus de 3 000 livres ; les caisses de secours ont récolté 185 500 francs.

L’importante activité syndicale ne doit cependant pas occulter le dynamisme de la vie associative et politique après 1945.

Le paysage associatif ukrainien en France est à l’image de la situation politique internationale : il est profondément modifié et renouvelé. Les organisations nées aux lendemains du Premier conflit mondial n’ont plus de projet adapté aux nouveaux enjeux.

Déjà solidement implantés en France dès 1932 avec l’Union Nationale Ukrainienne, les nationalistes ukrainiens bénéficient à ce moment d’un prestige réel qui est celui de l’insurrection armée[15] en Ukraine contre l’occupant allemand puis soviétique. Les nationalistes ukrainiens s’identifient et sont identifiés à la lutte de libération nationale. Cependant l’unité de l’O.U.N [16]. se brise en 1939. C’est la scission et deux partis, violemment opposés, apparaissent : l’OUN de Stephan Bandera et celle de Melnyk[17] . La division des nationalistes s’appliquent également en France et, en 1949, deux organisations nationalistes voient le jour : l’Union des Ukrainiens de France présidée par Wolodymyr Kossyk et l’Alliance Nationale ukrainienne en France dirigée par Yaroslav Musyanovitch.
L’affrontement entre les deux factions rivales va occasionner beaucoup de désaccords et d’incompréhensions dans le milieu associatif ukrainien. Malgré cette difficulté, les initiatives dynamiques contribuent, tout au long des années d’après-guerre, à reconstruire un nouveau tissu associatif en France avec des camps d’été pour les jeunes, des ballets, des chœurs et un réseau actif d’associations jusqu’à la chute du Mur….

A partir de 1989, c’est une autre histoire qui commence …

Ще не вмерла Україна*

Jean-Bernard DUPONT MELNYCZENKO
(source : Perspectives Ukrainiennes)

*L’Ukraine n’est pas encore morte, hymne national ukrainien


NOTES

[1] Dans cet article, on désignera comme émigration ukrainienne, un groupe significatif au niveau du nombre ( plusieurs milliers ou plus ) qui appartient à un flux inscrit dans un temps plus long ( dix, vingt ou trente ans). Cette émigration est reconnue par les autorités et les immigrés se regroupent au sein d’organisations.
[2] Le recensement de 1911, d’après les statistiques Générales de France : recensement de 1911, comptabilise 35016 sujets russes installés en France. Ce chiffre ne permet cependant pas d’identifier de façon précise les différentes nationalités de l’Empire ; polonais, juifs ukrainiens ou baltes.
[3] C. Goussef, op. cité. p. 65
[4] Yaroslaw Fédortchouk ( 1878-1916 ), naquit à Sniatyn, province de Bukovine dans l’Empire austro-hongrois. A 22 ans, il part étudier en Suisse où il se lie avec les cercles révolutionnaires créés par Dragomanov. En 1906, il arrive à Paris où ses activités politiques et culturelles le mettent en contact avec les russes et ukrainiens déja installés.
[5] Le premier foyer ukrainien se trouvait au 14 rue Thoin, dans le Vème arrondissement de Paris. Il s’agissait en fait d’un simple local commercial, comprenant deux pièces au rez-de-chaussée
[6] Archives de l’Association Oukrainienne de Paris. Bibliothèque Ukrainienne Symon Petloura. Paris.
[7] La mise entre guillemets du mot «russe» permet d’indiquer qu’il s’agit d’un terme générique, (comme nous l’avons déjà signalé dans la note 2) qu’on emploie ici par commodité en sachant qu’il n’est pas adéquat.
[8] Pour plus de détails et de précisions, on peut se référer à Jean-Bernard Dupont-Melnyczenko « Les Ukrainiens en France », Paris, Autrement, 2007, pp.44-64
[9] En fait, les situations sont beaucoup plus complexes que cela. Mais dans les limites de cet article, on se doit de simplifier.
[10] Ce qui représente un niveau élevé pour l’époque.
[11] Voir Jean Bernard Dupont-Melnyczenko, ouvrage cité, p.145-155.
[12] Journal la Croix du 23/02/1950.
[13] Archives d’Ivan Popovitch généreusement prêtées par son fils Youri.
[14] Item.
[15] L’U.P.A. Armée insurrectionnelle ukrainienne créée en 1943 continue la lutte jusqu’au début des années 50.
[16] Organisation des Ukrainiens Nationalistes.
[17] D’où l’appellation ensuite retenue de Banderistes et de Melnykistes.[17]

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE :