EN PICARDIE

(DEBUT DES ANNEES 1920 – FIN DES ANNEES 1950)
LES UKRAINIENS EN PICARDIE 

La France des années 20 a grand besoin de main d’œuvre car la guerre a creusé les rangs de la jeunesse française et l’exode rural s’est accentué depuis 1920. En 1914, c’est 3,5 millions de paysans qui sont mobilisés : 670 000 sont morts ou disparus et 500 000 sont rentrés mutilés ou handicapés.

L’agriculture « manque de bras », surtout dans les régions dévastées par les combats. Pour reconstruire les régions céréalières et les grandes exploitations agricoles, il faut donc remplacer les travailleurs qui font défaut à la France. L’appel à la main d’œuvre étrangère devient impératif et les organisations professionnelles agricoles vont se tourner de nouveau vers des pays déjà sollicités avant la guerre comme la Pologne (1).Le flux des travailleurs agricoles polonais va se remettre en marche vers la France. Il s’oriente principalement vers les régions du Nord, du Centre, de la Picardie et l’Est. Dans cet ensemble, ce sont les trois départements picards qui reçoivent le plus grand nombre d’ouvriers agricoles : près de 3000 chancun (2). Dans la Somme et dans l’Oise, les recrutements se font surtout sur les grosses exploitations du plateau picard ainsi que dans le Vermandois pour le département de l’Aisne.

Depuis 1919, la nouvelle Pologne a vu le jour à la Conférence de la Paix de Paris. Son territoire englobe d’importantes minorités : Ukrainiens, Juifs, Biélorusses, Allemands et Russes (3). Au total, près d’un tiers des habitants de la Pologne ne sont pas Polonais et parmi ceux-ci les Ukrainiens sont la principale minorité : ils sont 5 à 6 millions et représentent plus de 15% de la population totale. Ainsi, les immigrés en provenance de Pologne et munis de passeports polonais ne sont pas tous de nationalité polonaise : ils ont aussi de nationalité ukrainienne.

Comment peut-on être Ukrainien ?

« Quant à l’action qui va commencer. Cela se passe en Pologne c’est-à-dire nulle part » s’exclame Alfred Jarry dans le prologue d’Ubu Roi. L’Ukraine située aux confins de la Pologne – à travers le prisme des représentations occidentales – est au-delà de ce nulle part. Elle est le nulle part de nulle part.

Madame Janine Ponty avait choisi le titre évocateur de « Polonais méconnus » pour son ouvrage consacrée à l’émigration polonaise entre les deux guerres. Pour les dizaines de milliers d’Ukrainiens venus en France entre les deux guerre (4) : on pourrait dans le même esprit renforcer cet aspect et inscrire le titre suivant pour être plus proche de la réalité « Ukrainiens inconnus ».

Les historiens, rompus aux subtilités archivistiques et administratives, en ont fait l’expérience. Olivier Le Guillou(5) remarque cette situation lorsqu’il écrit « On constate effectivement que les Ukrainiens, par exemple, sont rarement individualisés dans les sources telles que les recensements : les listes nominatives de recensement de l’entre-deux-guerres pour la commune de Boulogne-Billancourt n’indiquent qu’exceptionnellement la nationalité ukrainienne, et le plus souvent les personnes nées en Ukraine sont désignées comme Russes. ». Cette remarque peut également être faite pour les Ukrainiens de Pologne, de Tchécoslovaquie ou encore de Roumanie. En effet, les déchirements et les tensions n’appartiennent pas qu’au monde de la politique ou de la diplomatie, les immigrés ukrainiens qui arrivent en France durant l’entre-deux-guerres vont devoir assumer de manière quotidienne leur non-existence publique. A la suite des traités de paix, le territoire ukrainien a été réparti entre quatre états. L’Ukraine soviétique adhère à l’URSS en 1922 et représente près de 70% des territoires ukrainiens ; il s’agit essentiellement de l’Ukraine centrale et orientale. Lors de la conférence de la Paix de Paris en 1919-1920, la Galicie est intégrée à la République polonaise, la Transcarpathie est cédée à la Tchécoslovaquie tandis que la Bukovine est rattachée à la Roumanie (6). Cet imbroglio diplomatique et politique ne facilite nullement le regard des historiens : les Ukrainiens existent mais les historiens ne les ont pas rencontrés (7).

Marie Rouanet traduit clairement ce sentiment d’abandon valable pour tous :
« Nous qui n’apparaissons ni dans les compoix et dans les cartulaires, ni dans les écritures des notaires ou les assemblées politiques, nous qui n’avons à montrer ni blason, château ou galerie d’ancêtres illustres, nous dont les morts ont été remués pour faire face à de nouveaux pauvres, eux-mêmes bientôt fondus dans la terre, est-ce à dire que nous sommes sans ascendants et sans histoire (8) ? »

Les ouvriers agricoles ukrainiens traduisent aussi cette absence et ce vide, mais avec des mots simples, comme Vassyl Melnyczenko arrivé en 1938 dans la Somme raconte : « Je ne sais pas pourquoi, mais les Français ne connaissent pas l’Ukraine et les Ukrainiens. Lorsqu’on se faisait insulter, c’était toujours sous la casquette du voisin « sale polak » ou « sale ruskoff ». Finalement, on ne se sentait pas concernés (9). »

Cependant, la démarche des Ukrainiens en France est sur bien des points semblable à celle des autres groupes, polonais, italiens ou espagnols. Il s’agit bien sur de se rassurer collectivement, de s’entraider et de recréer des lieux qui permettent de penser le pays d’où l’on vient. Si chaque immigré se doit de construire son propre chemin, ponctué d’embûches et de jalons, pour prendre place au sein de la société française, le problème est doublement complexe pour les jeunes Ukrainiens. Il leur faut se situer d’abord dans un registre identitaire avant d’esquisser une demande d’adaptation au pays d’accueil. Leur situation est surtout différente par la multiplicité des origines géographiques et des situations politiques. Mais au-delà d’une intégration au sein de l’espace français, il s’agit pour les immigrés ukrainiens d’affronter un obstacle supplémentaire : celui de leur propre identité. Les Ukrainiens sont d’abord en recherche et en construction d’une identité qui leur fait défaut avant même de se confronter à la culture du pays d’accueil. On est en présence d’une véritable mise en abîme de la quête identitaire. C’est le rôle délicat et la mission essentielle que vont assurer les organisations ukrainiennes en France.

La France occupe une place particulière au sein de l’immigration ukrainienne dans le monde. Après la Première Guerre mondiale, elle est la principale destination des immigrés et réfugiés ukrainiens en Europe. Sans rivaliser par le nombre avec le Canada qui continue d’attirer une part importante de la jeunesse ukrainienne, elle est un pays d’accueil très recherché. Le départ pour le Canada est pour beaucoup un départ définitif, sans possible retour. C’est une installation, comme l’ont réalisée, fin XIXème début XXème siècle, des dizaines de milliers d’Ukrainiens de l’Empire austro-hongrois. Par contre, le départ pour la France permet d’envisager un retour au village avec quelques lopins de terres achetés avec les économies réalisées. La reconstruction de la France vient ainsi au secours de la société rurale ukrainienne qui ne permet plus aux jeunes de s’installer au pays (10).

Pour les élites ukrainiennes, qu’elles soient militaires, politiques ou intellectuelles, la France est un modèle et un recours possible dans l’espérance d’une indépendance à venir. Dans les années 20, ces élites cultivées vont venir à Paris dans le but de consolider des liens, fragiles et souvent oubliés, avec les autorités françaises.

Les chemins de l’exil

Au début, il y a un voyage long et pénible. Les Ukrainiens rappellent toujours dans leurs souvenirs qu’il était interminable. En fait, il durait entre 5 et 8 jours. Au départ de Ternopil, on passe par Lviv, Mylowice en Pologne, Prague en Tchécoslovaquie, puis Nuremberg et Karlsruhe en Allemagne. L’arrivée en France se fait par Strasbourg puis à Toul au centre de regroupement. C’est alors que les chemins se séparent. Pélagie, arrivée en 1930 (11) se souvient « Nous avions le droit d’emporter 20 kilos de bagages. Mais en fait, la plupart d’entre nous n’avaient pas de valises et seulement des sacs en toile car on avait peu de choses, les provisions pour le voyage et quelques effets personnels. »

Le temps long du voyage intervient, en réalité, comme un sas d’initiation. Durant le trajet, les anciens – ceux qui sont déjà allés en France – expliquent et racontent aux nouveaux les salaires, le travail, la nourriture et des blagues sur les habitudes françaises. Que va-t-on manger en France. Y a-t-il de la kacha (12) ? Beaucoup semblent inquiets, avec le sourire, de ce qui les attend. L’article 5 du contrat d’embauche prévoit cette situation : « Au cas où les ouvriers polonais embauchés comme devant être nourris ne seraient pas satisfaits de la table commune, ils auront le droit de passer dans la catégorie des ouvriers non nourris, et recevront en outre de leur salaire argent, la somme représentant la valeur de la nourriture soit 210 francs. »

On s’inquiète aussi du prix du voyage qui a été payé par l’employeur. L’article 8 du contrat prévoit clairement cette disposition : « Les frais de chemins de fer, de sélection, et d’hébergement, de mise en route et de nourriture des ouvriers sont à la charge de l’employeur qui en fait l’avance. Pour garantir cette avance, contre la rupture injustifiée du contrat par l’ouvrier pendant les premiers de son séjour en France, l’employeur aura le droit d’effectuer des retenues sur le salaire. »

Dans les récits, le merveilleux se mêle souvent au réel mais cela soulage (13). Chacun se rassure avec un salaire important et un travail bien organisé. Les rêves se construisent au rythme des kilomètres parcourus. Dans les compartiments, les différences s’estompent, il n’y a plus d’Ukrainiens, de Polonais ou de Biélorusses, les langues et les dialectes s’entrecroisent. Ils partagent tous la même angoisse et la même attente. Pour tromper le temps, on chante, on plaisante, on distribue les provisions et puis on imagine déjà le retour.

Une installation rude et discrète

C’est d’abord la gare, qui est le domaine ou le territoire privilégié de l’immigré dans les années 30. L’étranger connaît d’abord la gare, c’est son premier contact avec le pays qui l’accueille, ce sont les premières odeurs et les premiers sons.

Parascevia raconte son arrivée (14) : « J’étais seule et je me sentais invisible dans la gare d’Amiens. Je ne savais où aller. J’avais une adresse inscrite sur un méchant bout de papier. Alors, j’ai attendu et j’ai pleuré pour qu’on vienne me chercher. »

Prendre pied sur la terre du pays d’accueil et arriver à bon port chez l’employeur ne résout pas pour autant définitivement les problèmes et les difficultés qui s’annoncent.

Il faut maintenant travailler, vivre et s’organiser. Embauchés dans des fermes ou des fabriques, on doit vite s’adapter au poste de travail et au rythme de la production. Les Ukrainiens, comme presque tous les immigrés de cette époque, occupent les emplois les plus déqualifiés. Dans l’agriculture, ils sont porcher, vacher, charretier ou plus généralement homme à tout faire. Dans l’industrie, ils sont manœuvres.

Les jeunes Ukrainiens qui viennent de Pologne ne sont nullement déroutés par ces tâches. Ils sont ruraux et, depuis leur tendre enfance, ils ont apprivoisé la pénibilité du métier de paysan.

Joséphine Bardak, venue en France en 1928, raconte : « J’ai été très contente quand j’ai vu le troupeau de vaches et la grande basse-cour dont je devais m’occuper. J’étais rassurée car je savais tout faire, traire, préparer la nourriture et plumer la volaille pour le dimanche. Le patron m’a montré avec des gestes et tout a été très vite. »

Au-delà du labeur quotidien, l’environnement campagnard et son organisation spatiale avec l’église au centre du village, les petites maisons villageoises regroupées contribuent fortement à sécuriser et à rassurer les nouveaux venus (15). En effet, malgré les distances, les ressemblances existent entre ces deux mondes ruraux que sont la France et l’Ukraine.

« Lorsque j’ai vu la grande mare aux canards, avec les oies, devant la mairie, j’ai éclaté de rire et je me suis dit « c’est comme chez nous, le monde est petit » se souvient encore Joséphine.

Des conditions de travail épouvantables

Arrivée en 1934 à l’âge de seize ans pour rejoindre sa sœur, Anna Melnyczenko témoigne des conditions inhumaines qu’on lui imposait :
« J ’ai rejoint, en 1935, ma sœur Parascevia. J’avais un contrat pour travailler dans la même ferme qu’elle dans la Somme aux environs d’Aumale. Ma sœur était déjà ici depuis 2 ans. Au bout de quelques semaines, j’ai trouvé que le travail était inhumain. On se levait à 5 heures du matin pour préparer la nourriture des 30 cochons, puis il fallait traire les 25 vaches. Après, on donnait un coup de main à la cuisine. L’été, on allait aider dans les champs. On se couchait vers 22 heures sans avoir eu un seul moment de répit. Chaque soir, j’avais les mains en sang car je n’avais pas l’expérience de ma sœur. La chambre était glaciale l’hiver et il y avait des rats. Ma sœur ne se plaignait pas, d’ailleurs, elle ne se plaignait jamais. Moi, j’étais plus rebelle, j’ai donc écrit à l’Office de Protection Polonaise (Opieska polska) à Amiens. Quelques jours plus tard, une personne est venue pour interroger nos patrons, mais il n’y a pas eu de suite. J’ai donc décidé de partir. Grâce à un prêtre polonais, j’ai pu obtenir un emploi à la cantine d’un établissement catholique d’Amiens (16). »

Des hommes et des femmes isolés.

Employés essentiellement dans l’agriculture en Picardie, les Ukrainiens sont toujours très isolés. Installés de façon précaire en terre étrangère, ils vivent enfermé par le terrible barrage de la langue.

Quelle joie pour eux d’entendre, à l’occasion, le son d’une langue proche, le russe ou le polonais. Cela rapproche du pays. On oublie les tensions et les différences et on peut communiquer. Parascevia se souvient : « Quand je suis arrivée en 1934, j’étais très seule et je ne pouvais parler avec personne. J’étais tellement heureuse quand je recevais une lettre d’Ukraine. Je la relisais tous les jours. Le dimanche, mes patrons m’emmenaient à la messe à Aumale. J’ai tout de suite rencontré une jeune servante de ferme polonaise qui travaillait dans les environs. A la sortie de l’office, on bavardait ensemble de longues minutes. »

L’isolement n’est pas seulement relationnel. Certains s’interrogent sur les dangers qui guettent ces jeunes paysannes ukrainiennes plongées dans un monde qui semble proche mais qui est tellement différent. L’Association culturelle Ukrainienne de  Chalette (17) s’inquiète dans une lettre à la Prosvita de Lviv : « Il n’est pas interdit de parler également de la perdition à laquelle sont exposées ici nos jeunes filles. Nous voudrions les aider à s’écarter de la décadence et de la destruction morale. ».

Ce problème est aussi évoqué plusieurs fois par le mensuel L’Émigrant ukrainien (18), publié à Lviv. Ainsi le numéro 13 de 1933 sous le titre « mise en garde pour les jeunes femmes » explique clairement les périls qui guettent les jeunes filles durant le voyage. Le journal cite le cas de la gare de Katowice où des individus louches proposent des emplois en France avec des salaires invraisemblables. Les rédacteurs dénoncent ici les voyous qui vivent de l’exploitation de la misère humaine.

De leur côté, les prêtres gréco-catholiques interviennent souvent, dans les villages, avant le départ vers la France pour prévenir des dangers qui menacent les jeunes Ukrainiennes. L’absence de relais pastoral en France et l’isolement quotidien ne fait que conforter les inquiétudes des uns et des autres, contrairement aux voisins polonais qui disposent d’écoles et de missions catholiques organisées.

Une vie culturelle organisée.

Malgré les difficultés matérielles dues à l’isolement et à l’absence de soutien structurel, les Ukrainiens vont faire tous les efforts nécessaires pour se doter d’une vie collective indépendante.

Ce sont les organisations ukrainiennes qui vont servir de cadre de référence à la vie sociale des Ukrainiens, souvent isolés et parfois perdus en France. La création d’organisations est rarement un phénomène spontané : la place des intellectuels ukrainiens est ici fondamentale, ce sont eux qui vont construire et donner vie à ces organisations dès le début des années 20.

Les organisations ukrainiennes à l’étranger agissent, en fait, comme un substitut de la vie sociale du pays natal19. Elles jouent d’abord un rôle familial pour pallier l’absence de la famille restée en Ukraine. Elles représentent aussi le dynamisme de la communauté villageoise et enfin, elles sont, pour beaucoup d’exilés, un recours et un lieu de partage des intérêts matériels.

Les associations qui vont voir le jour en Picardie sont des filiales des organisations ukrainiennes nationales. Dans les années 30, deux tendances se partagent l’adhésion des immigrés ukrainiens venus de Pologne : les socialistes-révolutionnaires regroupés dans l’Association Ukrainienne en France et dirigés par le général Chapoval puis les nationalistes de l’Union Nationale ukrainienne avec le général Kapoustiansky (20). En Picardie, les premiers s’organisent à Laon, à Saint-Quentin et à Mamont (près de Boves), quant aux seconds, ils sont présents à Bray-sur-Somme, Friville-Escarbotin et Senlis.

La pérennité et le dynamisme des structures associatives sont toujours et partout liés à la force de l’engagement et à la volonté des bénévoles et des militants. Ceci est encore accentué ici par le nomadisme mouvementé des ouvriers agricoles ukrainiens qui changent souvent de place. Malgré tous ces obstacles, une vie collective ukrainienne se met en place en Picardie au début des années 30. C’est l’Association « Prosvita » de Saint-Quentin qui est la plus active et la plus nombreuse. Créée en 1931, elle fait son bilan d’activités en 1935 lors de son assemblée générale plénière (21). Le président Tytous Vassyl rappelle, dans son rapport, les grandes difficultés pour rassembler et réunir tous les Ukrainiens du Vermandois. Il décrit la situation de l’immigration ukrainienne dans les campagnes : isolés et « perdus » en terre étrangère, ils ne savent guère à qui s’adresser, assommés par un travail incessant… ils se contentent de survivre. Ainsi, il a fallu plusieurs années pour tisser les liens entre les Ukrainiens des environs grâce au bouche à oreilles, mais aussi avec la poste et les adresses récoltées ici ou là. A la fin des années 30, la bicyclette va jouer un grand rôle pour les contacts entre immigrés. Vassyl Tytous poursuit en évoquant des situations cocasses comme celle-ci, des Ukrainiens vivaient à 200 mètres des lieux de réunion de l’Association à Saint-Quentin sans savoir ce qui se passait. Le rassemblement réussi montre que les efforts ont été payants car 136 personnes participent à cette journée qui sera clôturée par un grand bal .

Récréatives, les réunions sont avant tout culturelles et identitaires. Chaque assemblée générale est ponctuée par des déclamations de poèmes, des chansons et des débats politiques sur la situation ukrainienne. L’ensemble est conclu par l’hymne national « Ще не вмерла Україна (22) » présenté au drapeau.

Entre les réunions, c’est l’activité bibliothécaire qui prend le relais. Chaque filiale s’est dotée d’une bibliothèque dans laquelle chaque adhérent peut emprunter livres, revues ou journaux (23). Cet entrain pour la lecture, l’éducation et la culture est une spécificité essentielle de la vie collective ukrainienne qui se prolonge en émigration (24).

Le positionnement et la revendication identitaire demeure l’essentiel pour les Ukrainiens, ceci au plan international mais aussi pour la vie en France. Par décret du 6 février 1935, une carte d’identité destinée aux étrangers devient obligatoire (25). A cette époque, les directions centrales des organisations ukrainiennes avaient décidé de proposer à leurs adhérents des cartes de légitimation nationale. Ces documents n’ont bien sur aucune valeur officielle mais ils ont la volonté d’affirmer la nationalité du porteur. Ainsi, Alexandre Khomytsky, membre de l’association, s’est présenté à la Préfecture de Saint-Quentin pour obtenir sa carte d’identité muni de sa carte de légitimation… et a obtenu gain de cause : la nationalité ukrainienne a été inscrite. Ce succès a fortement contribué à renforcer les rangs de l’Association à Saint-Quentin.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale en Picardie, plus d’une centaine d’ouvriers agricoles ukrainiens suivent régulièrement les réunions et le mouvement des différentes associations ukrainiennes. Ce nombre ne représente, en fait, qu’une infime partie de la réalité qu’on peut raisonnablement évaluer à deux mille pour les trois départements.

A la déclaration de guerre en septembre 1939 une lourde angoisse étreint dès lors les Ukrainiens. Que vont-ils devenir ? L’isolement de ces immigrés est vécu, à ce moment, comme une véritable oppression.

Vassyl Melnyczenko, évoque ces jours difficiles 26 :
 » On se doutait bien de ce qui allait se passer, mais cela a quand même été un très grand choc. Que faire ici en France, si loin de notre pays et de notre famille ? Je suis allé aussitôt, en vélo, voir un ami polonais qui habitait dans la ville voisine à Albert. Un prêtre polonais venait de lui dire d’attendre les instructions car la France et la Pologne étaient amies. En effet, les jours suivants, les gendarmes sont venus porter un ordre de mobilisation et un ordre de mission pour nous rendre à Cambrai. Puis, nous avons été dirigés vers le camp d’Airvault (79) où une partie de l’armée polonaise était installée ». 

Entre 1939 et 1945, les séparations vont donc s’accentuer : les jeunes hommes sont intégrés majoritairement dans la Légion Polonaise ou Tchécoslovaque. Les Ukrainiens qui refuseront de porter ces uniformes auront la possibilité de rejoindre la Légion étrangère pour la durée des hostilités (27). La défaite, l’occupation et la domination de l’Europe par les Nazis achèvent de disloquer l’immigration ukrainienne en France : les jeunes combattants sont emmenés prisonniers en Allemagne et les travailleurs non mobilisés sont réquisitionnés.

Un nouveau contexte pour les Ukrainiens

En 1945, le groupe des immigrés ukrainiens en France se trouve profondément modifié, même si le nombre global, environs 40 000, reste identique. Beaucoup ont disparu, certains sont partis outre-Atlantique et d’autres enfin ont rejoint la terre natale devenue entièrement soviétique. Ces nombreuses absences vont vite être remplacées par les Ukrainiens, personnes déplacées, qui attendent un sort meilleur dans des camps en Autriche ou en Allemagne occidentale.

Bohdan Zuszman nous raconte ses pérégrinations et son arrivée dans la Somme.
« Je suis né en 1946 dans un camp pour personnes déplacées à Hanovre dans lequel il n’y avait que des Ukrainiens. En 1948, mes parents ont eu la possibilité d’obtenir un contrat de travail dans la Somme près d’Albert où ma grand-mère s’était déjà installée depuis 1923. »

A partir de 1945, on assiste à une nouvelle donne de la vie collective ukrainienne en France et en Picardie : c’est d’abord une activité religieuse qui s’installe de façon durable et puis un engagement syndical important. A cette date, l’Union des Travailleurs Ukrainiens en France, présidée par Ivan Popovitch devient la section nationale ukrainienne de la CFTC28.

La section locale de Fricourt près d’Albert, dans la Somme, nous livre son bilan (29) de huit années d’action :
La première réunion a eu lieu en octobre 1945, mais en fait le travail n’a commencé qu’en 1947. C’est Joseph Baziouk qui a rassemblé les ouvriers agricoles ukrainiens. Nous étions 21 en 1948, 28 en 1952 et 45 en 1953. Nous avons mis sur pied une caisse de secours pour les orphelins ukrainiens. D’autre part, 38 membres de notre Union ont été aidés matériellement durant cette période. Nous avons aussi organisé des célébrations nationales en l’honneur de lessia Oukraïnka, de Simon Petlura et d’Evhen Konovalets. Ces manifestations ont eu beaucoup de succès auprès de nos compatriotes. Notre bibliothèque, avec 45 livres, était gratuitement à la disposition des adhérents. Des fonds ont été collectés pour l’Union des Travailleurs ukrainiens et pour l’édition d’une brochure sur les crimes communistes de Vinnytsia…

Vassyl Melnyczenko (30) apporte des précisions sur le travail syndical réalisé dans cette section locale de la Somme :
« J’ai adhéré en 1949 et nous étions nombreux dans les fermes de la région d’Albert. C’était important pour nous d’être ensemble, de parler et d’échanger. A Albert, au local de la CFTC, il y avait des réunions d’informations sur les droits des travailleurs dans l’agriculture. Toutes les semaines, il avait une permanence juridique pour nous donner des conseils et tous les mois on recevait aussi un journal de la Fédération de l’Agriculture qui nous donnait des renseignements. Nous étions bien défendus et plusieurs de mes camarades ont obtenu une régularisation de leur situation face à leur patron, grâce à l’intervention de délégué syndical. Nos réunions ukrainiennes étaient pour nous un grand moment de détente. On chantait et on trinquait ensemble : tout ceci en ukrainien ».

Mais à travers la Picardie, c’est le clergé gréco-catholique ukrainien qui rassemble, unit, organise et propose. C’est essentiellement le prêtre Narojniak, aidé notamment par le prêtre Prokopiv, qui est la cheville ouvrière de l’action collective en Picardie. Des célébrations mensuelles à Amiens, Albert ou Saint-Quentin permettent à tous les Ukrainiens de se retrouver. Lors de fêtes de Pâques, celles-ci regroupent près de 200 personnes autour d’un repas confraternel. Pendant ces moments de convivialité et d’échanges, les nouvelles en provenance d’Ukraine circulent, les débats s’animent et les journaux passent de mains en mains.

Bohdan Zuszman se souvient de sa jeunesse ukraino-picarde « La chose la plus importante pour les Ukrainiens de Picardie a été la création, par le père Narojniak, d’un centre de vacances pour la jeunesse près de la petite ville de Le Cateau (59). Pendant trois semaines, une centaine d’enfants ukrainiens apprenaient à lire, écrire et chanter en ukrainien. C’était un véritable bain culturel national pour nous tous. »

Mais au-delà de la récréation culturelle, les prêtres ukrainiens avaient aussi une idée principale solidement ancrée dans leur pratique. Il s’agissait pour eux de donner le plus possible aux enfants d’ouvriers agricoles ukrainiens pour leur permettre de s’intégrer et de progresser au sein de la société française. Un certain nombre de ces enfants ont pu ainsi, avec des bourses, accéder aux études secondaires puis supérieures comme par exemple à l’Université Catholique de Louvain.

Profitant pleinement d’une vie collective dynamique et ouverte sur l’intégration ainsi que des mains tendues de la République, les enfants des travailleurs ukrainiens de Picardie ont su trouver leur place au sein de la société tant au plan professionnel que politique. Ils sont aujourd’hui parfaitement et complètement intégrés au tissu social.

Aujourd’hui, la plupart d’entre eux gardent précieusement en eux-mêmes cette mémoire ; d’autres comme Bohdan Zuszman choisissent de témoigner de façon visible et de rappeler à la France l’existence de l’apport ukrainien à la diversité française.

Jean Bernard DUPONT – MELNYCZENKO


Cet article rédigé par l’historien spécialiste de l’immigration ukrainienne en France, Jean Bernard DUPONT-MELNYCZENKO est extrait de l’ouvrage « Les immigrations en Picardie XIXè -XXè siècles » . Il est publié sur le site avec l’aimable autorisation de l’auteur.


LES IMMIGRATIONS EN PICARDIE XIX-XX SIECLES
Sous la direction d’Alain MAILLARD
Editions L’Harmattan et Licorne, collection villes plurielles, 2009


NOTES :

1. On peut lire à ce sujet les pages 7-17 de J. Ponty, Polonais méconnus. Paris, Publications de la Sorbonne, 1988.

2.J.Ponty, op.cit., p.92.

3.Daniel Beauvois, Histoire de la Pologne. Paris, Hatier,1995.

4.Cf. supra.

5.Olivier Le Guillou, « Les émigrés russes en France, Boulogne-Billancourt et les usines Renault…», in G. Noiriel et alii, Construction des nationalité et immigration dans la France contemporaine, Paris, Presse de l’ENS, 1997.

6.A.Kappeler, Petite histoire de l’Ukraine. Paris, Institut d’Etudes Slaves. 1997 p. 160 à 165. Ce petit ouvrage est la meilleure introduction, en français, à l’Histoire de l’Ukraine.

7.Ceci concerne, en priorité, les historiens français.

8.Marie Rouanet, Cher pays de mon enfance. Librio, Paris, 2005.

9.Entretien réalisé en 1976.

10.J.B. Dupont-Melnyczenko, les Ukrainiens en France, Paris, Autrement,2007. Cet ouvrage développe particulièrement ces aspects.

11.Dans un village près de Doullens.

12.Gruau de sarrasin.

13.J.P. Guéno, Le voyage de Parania in Cher pays de mon enfance. Paris,Librio,2005.

14.op.cité.

15.Il s’agit d’un village du Vimeu près de Gamaches.

16.Voir Le long voyage de Parania.

17.Archives Historiques Centrales d’Etat. Lviv. Vesines –Chalette se situe dans le Loiret. Employés par l’usine Hutschinson dès 1924, les Ukrainiens étaient majoritaires dans cette petite ville.

18.Mensuel ukrainien d’information sur l’émigration. Voir J.B. Dupont-Melnyczenko op.cité.

19.Robert Anderson. Voluntary associations among Ukrainians in France. Anthropological Quartely. 1962.

20.Pour de plus amples détails, on peut se reporter à J.B. Dupont-Melnyczenko op.cité.

21.Вістник (Le Messager) organe de l’Association ukrainienne en France n° 49. B.D.I.C. Nanterre.

22.« L’Ukraine n’est pas encore morte »

23.Il ne faut cependant pas exagérer l’ampleur du stock. Il s’agit tout au plus d’une vingtaine de livres sur une étagère chez le président. On peut néanmoins emprunter des livres à la bibliothèque centrale de Paris en utilisant la voie postale.

24.Voir intervention de J.B.Dupont-Melnyczenko in Actes du colloque international sur l’émigration ukrainienne 8 et 9 novembre 2007. Université de Varsovie. Publication fin 2008.

25.Voir à ce sujet J. Ponty. L’immigration dans les textes,Paris, 2003, Belin.

26.Témoignage cité.

27.En fait, ce problème est beaucoup plus complexe. Les Ukrainiens qui refusèrent d’endosser les uniformes polonais ou tchécoslovaque furent d’abord emprisonnés. Ce n’est qu’à partir de décembre 1939, suite aux nombreuses interventions des dirigeants ukrainiens auprès de l’Etat major que cette possibilité fut offerte.

28.Un journal mensuel « l’Ukrainien » est tiré à 12000 exemplaires.

29.Archives de la CFTC.

30.Entretien cité.

31.Entretien réalisé en 2007.