Une tasse de thé en Lorraine

À la demande de Christine KOHUT, fondatrice de ce site, je suis heureuse de participer à l’édification du site Ukraine-Mémoire dédié à tous les Ukrainiens déracinés, émigrés en France au cours du XX°siècle. Certes, j’ai déjà parlé de la découverte et de la transmission de la mémoire d’une famille d’origine ukrainienne à travers un récit romancé paru en 2015 (Cinq Zinnias pour mon inconnu), mais c’est l’histoire de ma mère, Lydia JAMKOVA-CLERC, arrivée en France en 1924 à l’âge de trois ans, que j’ai choisi de présenter ici.

Quelques photos de famille, et surtout un texte d’une soixantaine de pages intitulé « Journal ; le Livre de maman  » écrit par ma mère de 1978 à 1993, nourrissent cet article et font revivre la famille JAMKOVIJ. Ma mère me remit son « Journal » peu de temps avant de mourir, en 1996. Trop émue pour m’y plonger de son vivant tant il ravivait les tristesses cachées de mon enfance, j’ai attendu longtemps avant de pouvoir le lire paisiblement. Ma mère y raconte l’exil de ses parents ukrainiens et leur intégration en France.

Le temps est venu pour moi de rendre hommage à Maman et, suivant sa volonté, de faire connaître son témoignage, grâce à de nombreux extraits de son « Journal ». C’est donc à ma mère, Lydia JAMKOVA-CLERC, que je laisse maintenant la parole.

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1926 – Lydia JAMKOVA-CLERC à 5 ans avec ses parents, Maria Titovna JAMKOVA et Zinovij JAMKOVIJ.
Derrière Lydia, Ivan DOBROWOLSKY, frère de Maria. Cette « photo aux vichivankas » (broderies) est une des premières photos prises en France après l’installation de la famille JAMKOVIJ en Lorraine à Rosières-aux-Salines en 1924. ©Marie France CLERC.

Un autre berceau…

« Nous sommes en 1978, pour moi c’est l’automne d’une vie qui commence, […] et il me prend la douce folie de remplir ces quelques feuillets : […], pulsion subite et mal contenue de matérialiser mon passé, le passé, de mon enfance à nos jours. Pour qui ? Pourquoi ? Surtout pour faire revivre en moi le souvenir mes chers parents qui reposent maintenant en paix en terre étrangère. »

La petite Lydia JAMKOVA aurait dû naître dans un appartement cossu situé dans l’un des plus beaux quartiers de Kyiv, celui de Sainte-Sophie. Mais en quelques mois, la vie de ses parents bascule :
« Tous deux transplantés brutalement, pris en pleine jeunesse dans la vaste tourmente à laquelle nous devons la naissance de l’état soviétique actuel, L’officier Zinovij JAMKOVIJ et sa toute jeune épouse Maria TITOVNA DOBROWOLSKA doivent quitter l’Ukraine pour sauver leurs vies. »

Ma mère est née le 19 avril 1921 dans le camp de Kalisz en Pologne où s’étaient réfugiés soldats et officiers de l’armée de PETLIOURA (président de la république d’Ukraine créée en 1918). Pour tout berceau, une caisse de bois ayant contenu du savon : « Non ! La petite Lydia ne dormirait pas des mois entiers à attendre je ne sais quoi dans cet horrible petit cercueil, alors qu’à Kyiv, elle aurait dû avoir le plus beau des berceaux ! Que de fois ai-je entendu ma mère raconter cette véridique histoire ! », rappelle Lydia au début de son Journal.

Puis elle poursuit : « […] J’avais débuté dans la vie maladive et fragile, peut-être sous-alimentée. Aussi maman ne s’étonnait jamais de ma nervosité. Elle avait vu tant d’horreurs pendant sa grossesse. Elle avait vécu tant de drames qu’une mélancolie immuable devenait quotidienne pour elle et son bébé : plus de nouvelles de ses parents restés en Ukraine ; puis la mort de mon grand-père ; l’assassinat par ses propres marins à Odessa de l’oncle Grégory, officier de marine qui aux temps heureux d’avant la grande et affreuse tourmente, invitait la belle Maroussia sa sœur au bal de l’Amirauté à Petrograd […]. Plus aucune nouvelle non plus des nombreux frères et sœurs de Zinovij, il y avait entre autres Xénia, une petite sœur dont mon père parla une fois… »

« Seul mon oncle Ivan DOBROWOLSKY nous retrouvera au camp de Kalisz […]. Il est mon parrain. Ma marraine est polonaise et s’appelle Liouba. Elle est restée en Pologne. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles. J’ai été baptisée par le pope orthodoxe militaire de l’armée de PETLIOURA. Ce papier m’a tenu lieu d’acte de naissance. »

 1900 ou 1901  –  Lipovetz en Ukraine, la famille DOBROWOLSKY . ©Marie France CLERC.

Des vies déchirées

Cette précieuse photo mutilée est, à ma connaissance, la seule photo d’Ukraine que ma grand-mère eût conservée de sa famille. Je la date en fonction de l’âge vraisemblable de l’enfant Maroussia, presque trois ans. L’air apeuré, elle trône sur les genoux de sa maman, Irina. Le papa s’appelle Tite. L’enfant dont on ne voit que la tête est Ivan (oncle Jean DOBROWOLSKY) né en 1890. Dès le début de la révolution, ce jeune ingénieur qui vient de terminer ses études à l’Ecole de chimie de Kiyv, militera pour l’instauration d’une monarchie constitutionnelle en Russie, manifestant pacifiquement avec l’intelligentsia. Obligé de fuir, il ne réapparaîtra qu’en 1921, à Kalisz. Debout entre ses parents, c’est Grégory, le fils aîné, né en 1888, officier de marine formé à la russe. C’est lui qui invitait sa jeune sœur Maroussia au bal de l’Amirauté à Saint-Pétersbourg, ce devait être vers 1913-1914. Grégory épousa Nina, la fille d’un grand fourreur de Rostov-sur-le-Don, ils eurent un petite Laura… Grégory est mort à Odessa au début de la révolution, assassiné par ses matelots.

Maria Titovna DOBROWOLSKA, ma grand-mère,  est née le 18 (ou le 15) août 1898 à Lipovetz (ou Lipovitz) province de Vinnytsia. Elle fait ses études « dans un pensionnat chic de Kyiv où elle apprend des rudiments de français et où les leçons de maintien et de savoir-vivre avaient plus d’importance que le reste de la Koultoura ».  En 1918, elle épouse Zinovij JAMKOVIJ à Lipovetz : elle a 19 ans. Elle est décédée à Sancerre (France), le 4 février 1964.

Le père de ma grand-mère, Tite Grigorovitch DOBROWOLSKY était fonctionnaire. Sa mère, Irina Grigorivna BIRETSKA, est née à Sitkivtsy d’une famille noble d’origine polonaise. Jamais je n’ai entendu quiconque dans ma famille faire état de cette noblesse : on la cachait soigneusement. Je ne l’ai apprise qu’en 2005, de la bouche de Véra ZAKUSILO, l’amie d’enfance de maman. Et quand je suis allée pour la première fois en Ukraine en août 2015, j’ai visité à Sitkivtsy la « rue Biretsky », dont toutes les maisons appartiennent à des descendants de cette famille noble.

Zinovij JAMKOVIJ, un homme d’honneur

Zinovij JAMKOVIJ est né le 30 octobre 1886 à Cynarna, petit village agricole situé à une trentaine de kilomètres de la ville de Lipovitz (j’ai découvert sur Google Earth le village et les immenses champs qui l’entourent). Issu d’une famille de propriétaires terriens et doué pour les études, il est interne au séminaire mais sa vocation tarde à se manifester. Il opte pour l’école militaire, choisit la cavalerie et fait plusieurs garnisons : Kichinev, Bakou, le Turkestan… Sans être révolutionnaire, le jeune officier est, comme son beau-frère Ivan DOBROWOLSKY, favorable à des réformes en Russie. C’est un fervent admirateur de la démocratie française. Il chante la Marseillaise par cœur en français. Il s’engage au sein de l’armée de l’UNR pour défendre la toute nouvelle indépendance de l’Ukraine. Mais vaincue par les Rouges et abandonnée par les alliés, l’armée de PETLIOURA se retrouve en 1920-1921 internée au camp de Kalisz (Pologne).

Maria Titovna JAMKOVA, ma grand mère. ©Marie France CLERC. 

Maria quitte sa famille pour toujours

Décembre 1920. Maria Titovna JAMKOVA a vingt-deux ans. Restée chez ses parents à Kyiv, elle n’a qu’un rêve, rejoindre son mari à Kalisz. La mort dans l’âme, sa mère l’accompagne au train. Quand elle est installée dans le wagon, sa mère lui glisse dans son manchon de fourrure un petit révolver. Elles ne se reverront plus jamais.

« …Voyage difficile parce que clandestin, avec des visions affreuses de massacres (en cette époque, on coupait facilement les doigts des cadavres pour récupérer les bagues. Dans les campagnes, les corps des non communistes gisaient un peu partout, un pieu piqué dans les entrailles). Récits d’horreurs que les nombreux incrédules rejetaient, mais qui ont hanté mon enfance trop souvent par la suite », commente Lydia .

Au camp de Kalisz : 1921-1924

« Internés, mais non découragés. Ils caressaient tous le fol espoir de reprendre les armes, aidés peut-être par d’autres pays aussi conscients qu’eux du péril communiste qui risquait de se propager sur la belle Europe de l’Ouest si l’on n’y prenait garde. Doux rêves… irréalisables et irréalisés. Personne n’aida les malchanceux mais courageux descendants des Zaporogues de la Sitch (les cosaques ukrainiens) et les Polonais se contentèrent de leur offrir quelques postes d’instructeurs dans leur toute nouvelle armée nationale. Mais mon père – je ne le sus que beaucoup plus tard – ne put jamais se résoudre à changer de drapeau. »

Les conditions d’existence au camp de Kalisz sont dégradantes : « …infâme camp de concentration, infâme et inimaginé, un camp où les poux et le typhus régnaient en maîtres (mon père fut sauvé du typhus, mais y laissa sa somptueuse chevelure bouclée). Notre internement dura plus de trois ans. Les uniformes devenaient peu à peu de plus en plus crasseux. La débrouillardise de certains faisait que le cercle des amis se clairsemait et puis, d’autres émigrés arrivaient, ainsi mon oncle Jean, frère de maman, qui devait devenir mon parrain et nous aider. D’autres épouses avec des enfants arrivaient tant bien que mal à rejoindre leurs maris. D’autres enfants naissaient et le pope servait d’officier d’état-civil pour tous. On continuait néanmoins à passer de trop longues journées à jouer aux cartes pour tuer le temps, à se faire manucurer les mains, surtout pour les officiers, habitués qu’ils étaient à certains raffinements. Les gains aux jeux étaient les Karbovanetz, billets tout neufs de la Banque d’Ukraine si vite dévalués. J’en ai encore une liasse. »

« Maman, de son côté, brodait des blouses au point de croix qui plaisaient beaucoup à l’aristocratie polonaise […]. Mais quel avenir ! Ma naissance le 19 avril 1921 fut comme un déclic : il allait falloir cesse de rêver à un hypothétique retour en force en Ukraine. Personne ne nous y aiderait. Papa devenait avant tout un chef de famille, comme disait maman, et non plus un officier. Personne n’avait aidé les Ukrainiens à reprendre la lutte, le drame était consommé. Il fallait recréer un foyer sans chimères et sans rêves, il fallait chercher du travail. La survie devenait de plus en plus difficile, on vendit les bijoux pour survivre. Il fallait émigrer. […]. Chaque jour, la liste des pays d’accueil était affichée au camp : Etats-Unis, Brésil, Canada, Tchécoslovaquie, France… Papa, sans aucune qualification professionnelle, opta pour la France parce que la France était pour lui le pays de la Liberté et des Droits de l’Homme […] ».

 1922  –   Zinovij JAMKOVIJ. ©Marie France CLERC.

Départ pour la France : 1923-1924

« Plutôt ouvrier en France que Polonais ! Une phrase que j’ai entendue plus d’une fois par la suite aux moments fréquents de découragement ! Ainsi donc, ayant refusé de trahir son drapeau ukrainien, c’est-à-dire, de devenir officier instructeur polonais, comme cela lui fut proposé – et cette fidélité à l’Ukraine lui a sauvé la vie, il eût été massacré à Katyn avec 10 000 autres officiers polonais en avril 1940 –, mon papa nous quitta en juillet 1923 avec un maigre bagage, pour embarquer à Dantzig à destination de la France. La Lorraine recherchait de la main-d’œuvre étrangère pour ses mines de fer : Italiens, Polonais et maintenant Russes et Ukrainiens y affluaient. Le passeport de papa était polonais, statut que papa s’empressa de changer en celui d’apatride (passeport NANSEN). Papa trouva du travail dans une mine de fer, où il était chargé de pousser les wagonnets de minerais. Mais les Italiens, solides et rustres, refusaient « le nouveau, le Russe aux mains trop soignées et blanches ». Seuls les Polonais tant détestés acceptèrent mon père. Travail éprouvant, payé à la pièce, et grâce auquel mon père amassa peu à peu l’argent de notre voyage. »

« Zinovij avait amassé peu à peu l’argent du voyage de Maroussia et Lydia… »  Mais à quel prix ! Ma mère ne m’a jamais dit – mais le savait-elle ? – qu’à son arrivée en Lorraine, avant de travailler à la mine, son père avait été embauché avec son ami ZAKUSILO par les « Chemins de Fer de l’Est  » pour réparer les voies endommagées par la guerre. Pendant des semaines, les deux officiers se priveront de logement et dormiront dans des fossés pour économiser cet argent, m’a révélé Véra en 2006.

« France, pays rêvé ! Enfin ! Nous y allions ! »

« En juillet 1924, munies de passeports polonais, maman et moi nous prîmes enfin le paquebot à Dantzig direction le Havre avec de nombreuses autres familles dont Artamon GRYCHINE, un aspirant-officier de Zinovij et son épouse, les ZAKUSILO avec leur petite Véra, ma presque jumelle. »
« Puis c’est le train pour Nancy. Papa méconnaissable, transformé en ouvrier, nous y attendait à la gare. Ce fut un choc pour maman qui s’agenouilla en disant : « Mon bel officier, qu’est devenu Zinovij ? » Tous les deux étaient en larmes mais heureux des retrouvailles. Personnellement, il me reste le souvenir d’un monsieur très tendre et solide avec de grandes moustaches (qu’il a toujours gardées) qui me souleva de terre pour me porter sur ses solides épaules. »

Zinovij JAMKOVIJ est embauché comme ouvrier ©Marie France CLERC. 

L’ouvrier

« À son arrivée en Lorraine en 1923, mon père avait travaillé au chemin de fer puis à la mine. Jusqu’au jour où Pierre ZAKUSILO, débrouillard, réussit à le faire embaucher à Dombasle-sur-Meurthe à l’usine de fabrication de la soude caustique par le procédé Solvay. Enorme usine internationale où mon père restera jusqu’à ses soixante ans. Le travail y fut aussi très rude puisqu’il fallait charger le charbon dans les énormes fours où le caustique était en fusion. Mon père l’assuma vaillamment en faisant les trois huit ».

D‘abord, apprendre le français…

« Mon père, qui ne parlait pas du tout le français à son arrivée en France, racontait souvent cette anecdote. Dès l’arrivée de maman, il fallut aller à la mairie de Rosières-aux-Salines faire une déclaration d’identité. « Marié » a demandé l’employée de mairie ? « Oui, oui » a répondu papa. Et tout en rentrant, il se demandait comment cette vieille fille pouvait connaître le prénom de son épouse, car enfin, Maroussia, en ukrainien, c’était bien Marie en français. Il faut croire que si maman s’était appelée Nathalie ou Tamara, mon père aurait dit non et se serait retrouvé célibataire. »

A Rosières aux Salines, grâce à Mme GERST (à gauche), Maria Titovna JAMKOVA retrouve son rang social. ©Marie France CLERC.

Nous sommes des étrangers

« Rosières-aux-Salines, nous sommes donc enfin tous trois réunis et heureux. La petite paie arrive régulièrement et nous commençons à nous équiper, mais je ne comprends toujours pas un traître mot de français. Maman nous dépanne laborieusement. Elle s’adapte rapidement mais garde toujours son allure de princesse dans les toute petites rues de ce charmant village lorrain où les gens, bien que peu hostiles, nous regardent un peu en bêtes curieuses : « Les Russes sont arrivés ! » D’autres disent : « Mais non, des Polonais ! »(Nos passeports le sont…) »

« Une tasse de thé »

« Journellement, je me promène avec maman dans le village, et à heure régulière, nous rencontrons une dame élégamment vêtue qui promène un magnifique chien Saint-Bernard, Faraud. Chaque fois, elle nous sourit obligeamment et puis, un jour, elle traversa la rue. Venant vers nous, en nous tendant la main, en m’embrassant, elle m’invite à caresser le chien. C’est madame Pauline GERST, femme de l’adjoint au maire du pays qui fait notre connaissance, devinant qui nous sommes avec la perspicacité et la bonté qui l’ont toujours caractérisée à notre égard. Elle invite maman à prendre une tasse de thé un certain mercredi. »
« Une tasse de thé ! Quelle chose banale ! En l’occurrence, nous en buvons journellement dans notre petit deux-pièces, meublé sommairement. Mais grâce à cette invitation, maman renoue avec ce qu’était en vérité, une tasse de thé à Kyiv. »

L’accident

« Dans l’hiver 1929, réputé pour avoir été très rigoureux, il y eut  l’accident […] Un matin, très tôt avant mon départ pour l’école, l’on sonna à la porte du vestibule. Maman se trouva nez à nez avec un inconnu qui se tenait là devant elle, consterné, avec le sac de Papa et un paquet de vêtements à la main. Il venait de l’usine nous annoncer qu’il y avait eu un accident grave et que plusieurs ouvriers étaient blessés. Mon père avait été touché aux jambes puis hospitalisé à l’hôpital de l’usine. Je me souviens encore de mes pleurs et de mes cris et de tout le courage dont ma mère fit preuve. Elle offrit du thé bien chaud à l’ouvrier, me fit tant bien que mal déjeuner…et nous partîmes dans le froid […] Maman ne cessait de me rassurer pour arrêter mes larmes. Il était huit heures du matin, le froid était intense. Nous traversâmes tout le village, rencontrant mes petits camarades qui se rendaient à l’école. L’on prévint l’institutrice. Maman continuait à m’affirmer que mon père était solide, qu’il ne pouvait rien lui arriver de grave. Nous traversâmes la Meurthe à moitié prise par les glaces, et puis, pour raccourcir le chemin, nous longeâmes le fameux canal où, un jour d’hiver, mon père avait pris un bain forcé. Tout y était gelé, et maman me montra que l’on pouvait marcher sur la glace. Même ce jour-là, elle ne pouvait résister à cet attrait du patinage de son enfance qu’elle essaya, mais en vain, de me faire partager. Je n’avais rien d’une téméraire ! Vers onze heures, nous arrivâmes à l’hôpital, frigorifiées, le cœur serré. Oui, l’accident avait été affreux puisqu’une cuve de soude caustique avant explosé, et la lave brûlante et corrosive avait noyé tout l’atelier. Sept ouvriers étaient atteints aux jambes, l’un d’eux ne survécut pas à ses brûlures. Papa était du nombre des blessés […] quelques éclaboussures de soude en fusion lui avaient gravement brûlé la cheville gauche… l’hospitalisation risquait d’être longue. Tandis que papa et maman se parlaient doucement en ukrainien, j’allais de lit en lit dire bonjour aux Français. Quand je demandai à maman ce que papa lui avait dit, elle me répondit fermement que mon père descendant des Cosaques de la Sitch, qu’il était solide comme un roc et qu’il allait guérir bien rapidement ! »

1940  –  la Sitch. En quelques années, Maria entoura cette maison austère
de halliers, d’arbres fruitiers, de tonnelles ombragées, de fleurs et de verdure. ©Marie France CLERC. 

La Sitch

« Puis vint la bonne nouvelle. Papa serait rentré de l’hôpital pour Noël. Un mois de repos à la maison puis il pourrait reprendre son travail. Mais la route était pénible pour lui ; le service social de l’usine (très à l’avant-garde pour l’époque et bien organisé) nous proposa à Dombasle-même une petite maison de quatre pièces avec jardin, eau, mais pas l’électricité. Nous aurions pu avoir un logement beaucoup plus moderne dans les cités ouvrières uniformes en briques rouges appelées Maroc, Transvaal etc. Jamais nous n’aurions voulu habiter l’une de ces maisons impersonnelles. Nous avions préféré la petite maison de bois, comme en Ukraine, perdue dans la campagne. […] Nous emménageâmes grâce à un camion de l’usine, camion immense où notre maigre mobilier semblait perdu. Ça vaut mieux, disait papa, car enfin, si un jour il fallait repartir en Ukraine… maman, elle prenait racine […] Tout de suite, elle planta partout des fleurs, surtout des tournesols, des roses trémières, et des zinnias […].
« Dombasle m’inspire moins de souvenirs que Rosières. J’y étais noyée dans la masse. Pour ceux qui me toléraient, j’étais la princesse russe. Et les autres, ceux qui me détestaient, disaient que j’étais venue manger leur pain. Et puis il y avait les indifférents qui nous croyaient polonais. »

Rétablir notre rang dans la société

« Plutôt ouvrier en France qu’officier dans l’armée polonaise […], ne pas changer de drapeau ! Que de fois l’ai-je entendue, cette petite phrase lourde de signification. Mais quelle abnégation et quel courage il a fallu à mon père pour réaliser un tel programme. Choix très difficile, certes, mais qui, par toutes sortes d’évènements mondiaux qui suivirent, nous donna la possibilité inespérée de rétablir petit à petit notre rang dans la société. »
« Un jour, un ingénieur superbe se présent à mon père, en parlant en russe : KOTLAREWSKY, polytechnicien. Ses parents israélites avaient fui les pogromes au début de 1915. La France en avait fait un polytechnicien. Il proposa à papa de le former aux laboratoires de l’usine à des travaux de titrage, lui expliquant en russe, ce que la formation générale de mon père lui permettait de comprendre rapidement. Un travail intelligent, enfin ! Notre vie en fut transformée ! »

École, vacances et amitié…

« Chaque année, vers le 14 juillet, il y avait une grande cérémonie avant la retraite aux flambeaux, celle de la distribution des prix. Tout se passait dans le somptueux domaine du Haras National. […] Le suspens était total, en cette fin de première année à l’école communale. […] Mais que mon cœur bat fort dans ma poitrine ! Prix d’honneur, Lydia JAMKOVA, premier prix de Français, premier prix de rédaction, second prix de calcul… Lydia JAMKOVA ; j’en passe, n’écoutant que mon nom, absolument bouleversée. […] Sous les applaudissements, je suis couronnée de lauriers dorés, on me remet une pile de livres rouges dorés sur tranche […]. Toute ma vie, je me souviendrai de la gravité avec laquelle mes parents m’ont accueillie. […] Ce jour-là, nous traversâmes tout le village fièrement, le plus lentement possible, et beaucoup virent les russes et leur petite fille enfin heureux. Cela m’était dû paraît-il, puisque je l’avais mérité par mon travail. Mais à l’avenir, il faudrait persévérer ; Instruisez-vous, mes frères…lisez, pensez. C’était un extrait du poème de CHEVTCHENKO que papa me répétait souvent…
Après la distribution des prix, nous fêtions tous les trois le 14 juillet. C’était la fête de la République, de la liberté, et nous y participions de grand cœur. La retraite aux flambeaux en était le clou. La veille, mon père achetait trois magnifiques lampions tricolores et y plaçait trois bougies. Il fixait le tout à un bâton et, à la nuit tombée, nous rejoignions nous aussi les gens du village, précédés de leur fanfare et des pêcheurs à la ligne ! […].

La nuit était chaude, le ciel étoilé ; papa m’y apprenait les constellations. »

« Les vacances étaient bientôt là. Dans mes souvenirs, ces mois d’été étaient merveilleusement ensoleillés, avec des orages violents de temps en temps. La nature dans ce petit village lorrain était belle. Chaque maison avait son jardinet bien fleuri. Une petite rivière traversait le village pour aller se jeter dans la Meurthe. Un peu après le confluent, il y avait une chute d’eau qui m’émerveillait et me terrifiait à la fois […] je préférais jouer dans le petit cours d’eau très sécurisant et poétique avec son eau transparente qui charriait de longues algues vertes aux fleurs blanches. Et puis, en bordure, il y avait les iris sauvages aux jolies fleurs jaunes. Les saules des alentours grâce à leurs énormes troncs creux nous servaient de cachette à Véra et à moi. Car enfin, il faut dire que j’avais une adorable petite fille de mon âge comme amie. Elle était toute rousse avec de magnifiques yeux noirs. Elle était née au camp de Kalisz tout comme moi puisque nos parents avaient survécu aux mêmes drames. »

Taras ChEVTCHENKO, poète national ukrainien :  « Instruisez-vous, mes frères ! ». ©Marie France CLERC. 

Les dictionnaires de Zinovij

« Le drame des émigrés ukrainiens amis de Zinovij était le manque évident d’informations en ce qui concernait les pays de l’Est. Pas de radio, pas de télévision à cette époque […], les journaux étaient le seul mode d’information et Dieu sait combien mon père s’est toujours tenu au courant des évènements mondiaux ! Mais je réalise maintenant combien le handicap de la langue fut rude pour lui. Par lui-même, quotidiennement, il se met à lire le français, délaissant le cyrillique pour le latin, jonglant avec les dictionnaires français-russe ou russe-français, qui furent ses seuls maîtres. Le journal « Le Matin » était acheté quotidiennement. Mon père méprisait « L’Est républicain » lu par tous en Lorraine et qui ne lui apportait que des nouvelles de clocher, alors qu’il cherchait une plus grande ouverture sur le monde, sur l’évolution de la république russe. Les rigueurs du stalinisme, le limogeage de TROTSKI l’occupation de la Ruhr par les Alliés, le socialisme en Allemagne, et la manière dangereuse et rapide dont ce pays se remontait… tout l’intéressait à l’échelon mondial, mais avec qui en parler ? Le milieu de l’usine lui était hostile, le Front Populaire se préparait doucement. Alors, il lisait, lisait, assimilant mieux ses lectures qu’il ne pouvait en discuter verbalement, cherchant souvent des mots par trop difficiles, refusant le langage simpliste de son environnement. La lecture était pour lui la meilleure des évasions à sa grisaille journalière, et il me traduisait souvent un poème de notre grand poète ukrainien Taras CHEVTCHENKO (1914-1961) : « Instruisez-vous, mes frères – Pensez et lisez – Instruisez-vous de l’autre et instruisez-le… Etc. »  

Succès de Lydia sur la scène.

À Kalisz, la famille JAMKOVIJ avait fait connaissance de la famille ZAKUSILO. Vera et Lydia étaient nées toutes deux dans le camp en 1921. Les deux familles émigrèrent en même temps à Rosières aux Salines. En Lorraine, Pierre ZAKUSILO crée une prochvita (une maison de la culture), ouverte de 1935 à 1939 pour les Ukrainiens qui travaillent dans les fermes de la région de Nancy. On y donnait des spectacles. Les deux amies, Véra et Lydia y récitaient des poèmes de CHEVTCHENKO. Le récit qui suit m’a été révélé par Vera ZAKUSILO en 2005 :
« Lydia était spécialisée dans les textes ardemment patriotiques que son oncle avait choisis pour elle. On me réservait, dit Véra, les poèmes sentimentaux. Je me rappelle l’intrigue d’une pièce de théâtre de KOTLAREVSKY, où elle jouait la belle Natalia de Poltava. Natalia aime Pétro mais ce jeune homme a disparu. Veuve, la vieille mère de Natalia exhorte sa fille d’épouser l’un des riches prétendants qui se pressent autour d’elle. Dans cette pièce parlée et chantée, on me réserva le rôle de la veuve, j’étais grimée en vieillarde. Lydia avait le beau rôle, et elle chantait avec une voix de rossignol, elle avait un gros succès… »

« J’étais leur prolongement… »

« La couronne d’or de ma première distribution des prix est restée accrochée longtemps au-dessus de mon lit. […] Malgré tous les bouleversements qui avaient accompagné ma petite enfance, implacables, de mystérieuses forces m’aidaient à surmonter mes difficultés. Il fallait émerger dans ce pays hospitalier que j’aimais et qui allait devenir ma nouvelle patrie. Cette faculté d’apprendre qui m’était accordée procurait un grand bonheur à mes parents. J’étais leur prolongement. »

Années 20-30 : la communauté ukrainienne s’organise.

« Pendant que notre vie s’écoule gentiment à Rosières, les Ukrainiens émigrés en France se sont organisés. Il y a même à Paris un gouvernement en exil dirigé par Symon PETLIOURA. Mon oncle Jean y participe activement et joue un rôle important dans l’organisation de l’accueil des émigrés en France. Il y a souvent le problème des passeports NANSEN à obtenir ainsi que des titres d’ « émigré politique » ou d’ « apatride » au lieu des papiers polonais (que chaque ukrainien refuse). Mon oncle participe aussi au « Trident » journal en langue ukrainienne en tant que rédacteur. Papa s’y abonne et c’est pour lui une ouverture nouvelle sur le monde, surtout sur tout ce qui se passe à l’Est. C’est cher, très cher, pour nos modestes moyens, mais il faut s’organiser pour faire reconnaître par la France la nationalité ukrainienne car pour beaucoup de Français, nous sommes des Russes ou des Polonais… papa porte fièrement l’insigne du Trident à sa boutonnière et explique le mieux qu’il peut toutes nos aspirations. D’abord, respect total des lois du pays qui nous accueille. Reconnaissance éternelle de nous avoir permis de sauver nos vies. Mais il vante aussi les mérites de Symon PETLIOURA, dernier président de la République démocratique d’Ukraine née le 22 janvier 1918… »

1930  –   Paris, Ivan DOBROWOLSKY, frère de Maria fait partie du comité de rédaction du Trizoub,
revue culturelle ukrainienne fondée par Symon PETLIOURA. ©Marie France CLERC.  

Sur cette photo du comité de rédaction extraite d’un exemplaire de la revue parue vers 1930, Ivan est, au premier rang, le premier à droite. On découvre aussi le papa de Jaroslava JOSYPYSZYN, l’actuelle responsable de la Bibliothèque ukrainienne de Paris.
Ivan DOBROWOLSKY dit Vania est né à Lipovetz. En 1921, Vania dont sa famille n’avait plus de nouvelles (il était en fuite depuis plus de deux ans), rejoint sa sœur à Kalisz. Ingénieur chimiste, il fabriqua du savon pour tout le camp de réfugiés. Il est le parrain de Lydia, sa nièce.
Quand il arrive en France en 1924, Ivan devient chauffeur de taxi à Paris. Il travaille avec PETLIOURA comme rédacteur de la revue Le Trizoub.
Il épouse une française en 1929. A ma grande surprise, j’ai découvert deux anomalies (inexpliquées à ce jour) sur cet acte de mariage. Sa date de naissance ainsi que le nom de sa mère ne sont pas ceux que sa propre sœur, ma grand-mère, connaissait.
Pour l’état civil français, il serait né en août 1888 (au lieu du 20 mai 1990, date citée par ma grand-mère) et sa mère serait Hélène LIKORSKA (au lieu d’Irina BIRETSKY). Une explication possible : il souhaitait cacher l’origine noble de sa mère. Quant à la date de naissance, il aurait peut-être emprunté celle de son frère Grégory, officier de marine mort à Odessa au début de la révolution assassiné par ses matelots ? Les raisons de brouiller ses traces ne manquaient pas en ces temps troublés où le KGB surveillait étroitement les milieux de l’émigration qu’Ivan fréquentait. Ivan meurt le 1° janvier 1941 à Villeneuve-le-Roi (Val de Marne, France).

1939  –   Irina BIRETSKA au châle. ©Marie France CLERC.    

Entre les deux guerres : tristes nouvelles d’Ukraine

Je dispose de plusieurs photos de mes grands-parents prises en France, mais seulement de deux photos venues d’Ukraine. Mes grands-parents avaient tout détruit en 1939 (les photos de mon grand-père en uniforme de l’UNR en particulier) de peur de l’occupant allemand. En effet, en 1939, l’Allemagne a envahi la Pologne. Bien que récemment naturalisés français, mes grands-parents qui étaient arrivés en France avec un passeport polonais, redoutaient d’être arrêtés par l’occupant. Pourtant, ma grand-mère ne put se résoudre à supprimer cette photo d’Iryna au châle, sa mère… quant à la lettre d’Irina (traduite ici par Vera ZAKUSILO), je ne l’ai découverte qu’après la mort de ma mère.

« Lipovetz, 13 avril 1939

 Bonjour, chers et dignes enfants, Maroussia, Zinovij et Lydia bienaimés,

Aujourd’hui, jour de Paques, Christ est ressuscité ! Je vous informe que j’ai reçu votre lettre pour laquelle je vous remercie beaucoup. Vous écrivez que vous avez envoyé un colis mais je ne l’ai pas reçu. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que c’est très difficile… donc, si ça vous est difficile, n’en envoyez pas. Et si vous en envoyez, ne faites pas de frais, n’envoyez ni sucre, ni farine, car le kilo de sucre coûte 80 kopecks. Je vis très mal, ce que je ne peux pas te décrire, c’est pourquoi je ne vais pas vous donner de soucis. Je t’ai écrit que Libia a pris la moitié de la maison, et l’autre moitié, je l’ai donnée à Koukouriz. Je ne l’ai pas vendue, mais bien donnée à cette condition que j’aie un endroit où me réfugier. Mais maintenant, ça va mal pour moi, ce que je ne puis t’expliquer.

Ne vous faites pas de soucis et ne soyez pas angoissés par ce que je vous écris. Que Dieu veuille que je survive. Où que j’aille, je vais vers ma maison et mon lit. J’ai très peu de forces mais étant donné mon âge, on m’envie. Je ne suis pas sourde, je ne suis pas malvoyante et grâce à Dieu, j’ai toute mon intelligence. Je demande à Dieu de vous revoir… je ne sais, ce printemps est dur pour moi.

Mes enfants, écrivez-moi plus souvent, c’est pour moi un grand bonheur, vous soutenez ma santé avec vos lettres. Tu m’as dit qu’au sujet de Vania, tu m’écrirais plus en détails pour me parler de sa santé et de sa famille.

Tu demandes si je comprends tout. Ce que je comprends, c’est que je ne tiendrai pas le coup. Je te demande d’écrire plus souvent, parce que, à ce printemps, je ne survirai probablement pas.

Restez en bonne santé ! Je vous souhaite ce qu’il y a de mieux dans la vie. Le bonjour à Vania et à vous tous. Écrivez.

Maman DOBROWOLSKA »

Ce sera la dernière lettre. Ensuite, plus rien. La guerre. Et le rideau de fer.

Désastre du régime soviétique

Mais revenons au récit de Lydia. Évoquant les contacts entretenus dans les années 20-30 par sa famille avec la diaspora et l’Ukraine, elle écrit :
« Par le journal Le Trizoub, mon père a des nouvelles des Ukrainiens du monde entier. Mais les lettres envoyées en Ukraine nous reviennent toujours avec la mention Refusé à la frontière. C’est dramatique. Je devine malgré mon jeune âge la tristesse de mes parents à ne rien savoir de leur famille restée là-bas. Il faudra attendre 1939 pour avoir un jour, on ne sait comment, des nouvelles de ma grand-mère maternelle, Irina BIRETSKA, spoliée de tous ses biens et retirée dans une petite chambre de sa datcha de Lipovetz où les nouveaux occupants, adhérents au parti communiste, avaient toléré qu’elle demeurât. L’année suivante, une photographie arrivera, et maman constatera avec effroi que le tapis en cachemire qui recouvrait la table de la salle à manger sert désormais de châle à cette vieille dame émaciée qu’est devenue son élégante mère. Je me souviens de la tristesse qu’engendraient ces quelques lettres venues d’Ukraine et je les appréhendais, préférant le doute à toute ces précisions si tristes qui laissaient mes parents désemparés : les frères de mon père déportés en Sibérie – ils avaient correspondu avec des émigrés, peut-être nous –, ma grand-mère Irina réclamant un colis de sucre ou d’aspirine, mais les colis nous revenaient… La disette sévissait dans ce pays si riche, et la famine et le malheur, et les massacres et les procès toujours et encore, et cela allait durer encore des années. Comment rester indifférent ! En parler autour de nous ? Dans notre nouveau milieu, personne ne voulait approfondir les drames que nous avions vécus et surmontés et que les nôtres vivaient encore. Mais ont-ils eu la force de survivre ? Il faudra plus tard, des hommes de lettres comme KRAVTCHENKO (J’ai choisi la liberté, 1949) et plus près de nous SOLJENITSYNE (à partir des années 60) pour que le monde croie et réalise l’ampleur du désastre généré par le régime soviétique. »

1950  —  Mon grand-père de retour de courses sur son vélo. ©Marie France CLERC.   

Le vélo de Zinovij

« Chaque jour, mon père faisait les 4 km aller et les 4 km retour pour se rendre à son travail à l’usine Solvay. Ma mère et moi, qui avions déjà un vélo, […] nous le décidâmes à s’acheter enfin une bicyclette comme tout le monde. […] On trouva un engin d’occasion avec de bons freins, des « pneumatiques neufs », une petite merveille qui devait durer, durer ! Je me souviens de nos promenades dans les chemins creux où toutes les deux, nous initiions mon père et riions aux éclats à la moindre bûche ! Papa était furieux de nos impertinences ! Un jour, il partit tout seul en flèche et rentra à la maison bien avant nous : il savait monter à vélo. […] ! Mais un jour d’hiver, par un matin de froidure, ce qui devait arriver arriva. Papa en zigzagant tomba dans le canal de la Marne au Rhin et revint à la maison tout givré et glacé avec la fameuse bicyclette qu’il avait courageusement repêchée. »

Bref, l’officier de l’UNR, cavalier accompli, eut beaucoup de mal à utiliser une bicyclette. Pourtant, une fois retraité, Zinovij prenait chaque jour son vélo pour aller acheter le pain, le lait dans un pot de camp d’aluminium et le journal car il tenait à suivre quotidiennement l’actualité internationale. L’été, quand nous, ses petits-enfants, étions en vacances à la Sitch, il ramenait pour nous des « asticots », (c’est ainsi que nous nommions les abricots), du lard gras (mais jamais aussi savoureux que le vrai salo ukrainien), de la viande hachée pour les délicieuses kotlets que préparait ma grand-mère, de l’Ovomaltine pour notre petit-déjeuner, des Gondolo pour le goûter, ces biscuits à la saveur inimitable et jamais plus retrouvée…

Du plus loin que nous l’apercevions sur la côte qui montait à la maison, poussant son vélo chargé de provisions, nous courrions à sa rencontre ! Nous montions à tour de rôle sur la selle de son vélo. La sucette était la friandise rituelle des retours de courses. Bon-papa parlait peu. Mais pour nous ses petits-enfants, il était la bonté même. Pendant que ma grand-mère rangeait les provisions, bon-papa collait avec application sur une grande feuille les timbres-ristournes que la coopérative lui avait remis pour ses achats.

La petite blondinette assise sur la selle du vélo est ma sœur Michèle qui a hérité du talent de notre mère : les pissenkas (oeufs peints) faisaient partie de notre célébration de Pâques ainsi que le gâteau au fromage blanc nommé paskha. Pour Noël, notre grand-mère confectionnait la célèbre koutia (différentes céréales accompagnées de miel). Mais ce que nous préférions, c’était le kyssil (une boisson) qu’elle nous faisait quand on rapportait des mûres, les varénikis fourrés aux cerises et les crêpes fourrées au fromage blanc !

A droite sur la photo, c’est mon frère Yvan (hélas, avec un Y parce que l’officier d’Etat-civil était plus habitué aux Yvon bretons qu’aux prénoms slaves…). Yvan a fait l’École de Santé navale et une carrière de général, dans la marine, comme son grand-oncle Grégory. Quant à moi, j’ai fait l’ENS de Cachan et suis devenue professeur de français peut-être bien par gratitude envers cette République Française qui avait su accueillir mes grands-parents et leur petite fille.

Zinovij JAMKOVIJ est mort le 1° janvier 1954 à Sarreguemines, France. Jusqu’à son dernier souffle, j’entendis mon grand-père chanter en slavon des chants religieux. J’étais derrière la porte. J’avais dix ans.

©Marie France CLERC.   1946  –   Vodokhreshtcha 

Les orthodoxes fêtent Vodokhreshtcha pour commémorer le baptême du Christ dans le Jourdain. Le prêtre bénit l’eau en trempant trois fois une croix dans l’eau d’une rivière ou d’un étang. Quand l’eau est gelée, on découpe dans la glace un trou en forme de croix. Ce 19 janvier de 1946, en Lorraine (peut-être à Morhange, ou bien à Saint-Nicolas de Port), il n’y avait ni lac ni rivière, mais il faisait froid. Dressé en plein air, l’autel est constitué de blocs de glace et les sept cierges sont aussi en glace. Mon grand-père Zinovij JAMKOVIJ, diacre orthodoxe, célèbre Vodokhreshtcha avec la communauté ukrainienne. Le matin, le soir, je l’entendais chanter ses prières en slavon de sa belle voix de basse. La prière faisait partie de sa vie au quotidien. Je me rappelle, j’avais dix ans, au moment de sa mort, il chantait.

La boussole, la croix de guerre et la cuillère d’argent de l’officier de l’UNR JAMKOVIJ. ©Marie France CLERC. 

Le 24 juin 2004, j’ai rendu visite à Véra ZAKUSILO à Paris. Ainsi parla-t-elle de mon grand-père, et ces paroles me le font toujours revivre :
« Zinovij avait génétiquement, je dis bien génétiquement, une rigueur, une honnêteté, une obligation de droiture, de réussite, de ne pas se laisser aller, un stoïcisme si j’ose dire […] oui, il était vraiment très stoïque. »

Nous ne possédons que peu d’objets hérités de nos grands-parents. Mais ils ont une forte charge symbolique. C’est moi qui porte la bague au trizoub de Zinovij, (celle qui figure sur la couverture de mon roman, ci-contre). J’ai aussi sa croix de guerre (une décoration très rare), sa boussole d’officier et sa cuillère d’argent. Ma sœur a gardé les deux icônes et les rouchniks (serviettes) brodés par ma grand-mère. Ma sœur est peintre de pissenkas (oeufs) et d’icônes. C’est elle qui a « écrit » les pissenkas qui illustrent la première page de cet article.

Que représente la nationalité française pour Lydia ?

« Je pense maintenant, avec le recul, que je ne cesserai jamais de régler mon compte avec le passé. Mes parents maintenant reposent tous deux en France, ma patrie, puisque toute ma vie, malgré une certaine différence, je n’ai cessé d’affirmer, parfois avec violence, ma nationalité française. Je l’ai choisie avec enthousiasme et avec mérite. Ayant vécu dans une famille écorchée, ruinée par tous ces évènements politiques et n’exprimant qu’un seul désir : retrouver la terre natale. Elle rêve de ce retour ; en parle chaque jour ; tend l’oreille à tout bruit en provenance de l’Est. La mort de LENINE la réjouit ; la reconnaissance de l’URSS par le France, le 14 décembre 1924 l’attriste. Dans une ambiance tendre mais étouffante, mon ambition reste simple : je veux être française sans renier mes origines. Je veux m’intégrer et m’y emploie. L’amitié de beaucoup m’y aura aidée. Y suis-je parvenue ? Je le crois, mais mon mariage y est pour beaucoup. »

1987 : le voyage de Lydia en Ukraine

Deux ans avant la chute du mur de Berlin, Lydia fait avec un groupe d’amies, un voyage en Ukraine puis en Russie :

« …septembre 1987. Mon émotion est immense. Mon visa est accordé. Notre guide ukrainien me dit en ukrainien qu’elle sait qui je suis. Je la remercie de m’accueillir malgré tout… Que mon cœur bat fort dans ma poitrine en lisant Kyiv en cyrillique ! Mais surprise ! Partout la langue ukrainienne domine le russe ! Cela me bouleverse. Mon amie C. me donne la main : Kyiv la ville jardin est splendide. Mais le soir, le spectacle à l’opéra où mon père allait si souvent fut le moment dominant de mon voyage. Chants, danses, costumes ukrainiens, le pain, le sel, la belle Catherine et le cosaque de la Sitch refusant les propositions du « sale russe », et puis les Koladas, ces beaux chants de Noël, la place du voyageur… je suis sortie de là comme d’un rêve, connaissant et retrouvant les textes, les chants qui avaient bercé mon enfance. Mais maintenant, on pouvait parler l’ukrainien sans être déporté en Sibérie comme mes oncles ou CHEVTCHENKO dont la statue est honorée désormais en pleine ville ! Y aurait-il vraiment du changement ? Enfin ! Je pense à mes parents. Pourquoi n’ont-ils pas pu vivre tout cela… mais après tout, peut-être le savent-ils. Et puis, ne leur avais-je pas dit sur leur tombe en 1954 puis en 1964 : « Ще не вмерла Українa ! » (« L’Ukraine n’est pas encore morte ! » est l‘hymne national de l’Ukraine.) […].

Lydia quitte Kyiv pour Kichinev. Le train traverse de belles campagnes, puis c’est Odessa et son Opéra :

« Mais pour moi, écrit Lydia, le cœur n’y était pas puisque mon oncle Grégory, officier de marine, avait été assassiné ici, tout près du fameux escalier immortalisé par le film d’Eisenstein […]. Que de contrastes dans cette ville où tout ce qui était beau datait d’avant la révolution […].

À Moscou, je ne fis pas la visite du mausolée. C’eût été indigne de mes ancêtres, et même les renier. Mais suis-je vraiment là sur la Place Rouge devant cette église presque surchargée de dorures ? Est-ce bien moi ? Le temps a passé, les choses ont changé ! Et me voilà avec un groupe d’amies « papistes » à la recherche du passé, accompagnement sécurisant pour moi par l’amitié qu’elles me portent !

 À Zagorsk, au monastère Saint Serge, que de somptueuses coupoles d’or ! Nous nous dirigeons vers une église où se déroule un culte, mais de vieilles dames russes vêtues de noir ne veulent pas nous laisser entrer, nous sommes « papistes » ! Effervescence que j’essaie de calmer de part et d’autre. Mes amies, inconscientes veulent acheter des prosphoras en souvenir ! Je les en dissuade en expliquant qu’il ne me viendrait pas à l’idée d’acheter en souvenir une hostie en France […]. Je demande au pope présent de me bénir. Il refuse. Je suis pour lui une papiste, puisque française. Alors, je m’agenouille et lui demande en plus de sa bénédiction une messe des morts pour les défunts dont je lui donne les noms. Mon émotion est immense et mon débit dans ma langue natale est rapide, et je vois l’étonnement du pope et j’ajoute vaillamment : une messe s’il vous plait aussi, pour tous mes parents décédés en Sibérie et dont j’ignore les noms. Cela sera fait, me promet-il. Je lui glisse un billet français et me voilà un peu plus sereine et en règle avec ma conscience […].

I. E. REPINE, Les zaporogues, Musée  Alexandre III (texte au dos de la carte postale) © Christine KOHUT. 

Saint-Pétersbourg, salle numéro 34 du Musée de la Russie, j’ai eu la grande émotion d’admirer un tableau dont j’avais la copie sous les yeux durant toute ma petite enfance chez mes parents. Papa le vénérait. C’était la fameuse lettre au Sultan : le chef cosaque illettré avec le chlik et les moustaches pendantes, l’œil féroce, chargeait l’un de ses cosaques lettré de répondre négativement au sultan turc qui leur demandait une reddition : « ajoute cela, fais ceci ! ». Les ordres pleuvaient. Le pauvre cosaque lettré se soumettait en grommelant. Que de fois mon père m’a expliqué que les chefs cosaques de l’Ukraine n’abdiquaient jamais et se battaient jusqu’au sacrifice suprême. Petite fille, j’envisageais de comprendre… et voilà qu’il m’était donné à l’automne de ma vie d’admirer à Petrograd l’original du tableau de REPINE intitulé La fameuse lettre au Sultan turc. Je ne me décidais pas à quitter la salle 34…

Ce voyage, je l’avais toujours appréhendé. Mes images du pays natal de mes parents, d’après leurs récits, n’étaient que tristesse et désespoir. Le communisme déferlant sur le monde était une hantise tenace que je partageais avec eux. Seule notre naturalisation en 1938 nous avait un peu rassurés. Mais à l’arrivée des Allemands, alliés des russes, mes parents brûlèrent toutes les photographies de papa en uniforme de l’UNR, et nous pleurions, à nouveau angoissés par l’avenir. Le massacre de Katyn fut le drame pour tous les officiers « polonais » d’origine russe ou ukrainienne qui avaient opté pour des postes dans l’armée polonaise renaissante. La France, malgré la guerre, fut pour nous plus clémente. Mon mariage fit le reste et mes parents s’apaisèrent peu à peu.

Je sais que je ne retournerai plus jamais en Ukraine. La France est mon pays. C’est là que je veux vivre le reste de ma vie tout en formulant mille vœux pour que les pays de l’Est rebâtissent quelque chose de sérieux. L’Ukraine n’est toujours pas morte, et dans ma tête, les images magnifiques du pays, sa convivialité, sa foi, son ciel bleu et ses champs de blé effacent les images de camps de personnes déplacées, de massacres et de ruines […].

J’ai transmis à mes enfants et petits-enfants quelques-unes de mes différences. J’essaie d’oublier les drames, la violence et les souffrances, toutes les relations tristes mais hélas vraies, qui ont baigné mon enfance. À eux d’être joyeux et de vivre dans un pays libre avec en cadeau la richesse de ce mélange de civilisations.

Que le droit prime la force dans un monde de justice et de vérité ! »

*****

Ainsi prend fin le Journal de Lydia JAMKOVA. Mais cette fin fut pour moi une ouverture. Je suis une héritière de l’Ukraine. En novembre 2013, au moment de Maïdan, j’ai éprouvé la nécessité impérieuse de revenir sur l’histoire de ma famille tant la situation de cette jeunesse éprise de liberté et de Dignité me rappelait l’engagement patriotique du Sotnik* Zinovij YAMKOVIJ. J’ai écrit « Cinq zinnias pour mon inconnu «  pour donner un arrière-plan historique et familial plus général au récit de ma mère. Mon roman s’inspire de ce que je savais mais surtout de ce qui était tû, du non-dit de l’histoire de ma famille. Il suit la chaîne généalogique que l’ouverture des archives du KGB de Vinnytsia m’a permis de découvrir, et il brosse en toile de fond l’histoire de l’Ukraine qu’une abondante documentation m’a permis de préciser. Cette histoire de loups, de fleurs et de moutarde, qui fait voyager le lecteur en Ukraine à travers la mémoire cachée d’une famille, m’a permis de transmettre mon héritage ukrainien à mes petits-enfants.
* le Sotnik commande une Centurie de 135 hommes (équivalent du chef d’escadron en France)

 Texte publié en mémoire de Zinovij et Maria JAMKOVIJ ©Marie France CLERC 1964

Publiée en 1964 ou 1965 à l’initiative d’Artamon GRYCHINE, fidèle aspirant-officier de ZINOVIJ cette notice nécrologique récapitule les événements marquants de la vie de Zinovij JAMKOVIJ et de son épouse Maria. Cette page a été arrachée par ma mère à une revue ukrainienne canadienne, le BULLETIN of the UKRAINIAN WAR VETERAN’S LEAGUE, INC (in Toronto, Canada. Numéro 3, 1964).

©Marie France CLERC. La famille JAMKOVIJ en 1939

Ma mère rencontre cette année la celui qui allait devenir son mari en 1942. Ma mère ne souhaitait pas parler dans son Journal de sa vie privée. Pourtant, je ne résiste pas au plaisir de raconter ici la seconde rencontre de mon père avec ses futurs beaux-parents. Cette rencontre me fut révélée en 2005 par l’amie et confidente de toujours de Lydia, le Docteur Véra ZAKUSILO. Son récit m’a inspiré une nouvelle intitulée Une petite plume très blanche. Nous sommes en 1941. Mon père, lieutenant dans l’armée française, profite d’une permission pour venir rendre visite à Lydia, une visite au charme inattendu… On peut lire cette nouvelle en cliquant sur Une petite plume très blanche.

 


Marie France CLERC
https://mariefranceclerc.com/